éditions Les Vanneaux, 2013.
Lecture de Jean-Louis Giovannoni
CE QUI DISSOCIE RECOMPOSE AUSSI
« Mot.
Seul.
Soir signe. »
Cette concision est-elle au bord du cri, de la frayeur ? Comme si la séparation initiale, celle qui donne autonomie aux corps, n’était pas seulement une chance, mais bien la trace inexorable de cette coupure fondamentale, ineffaçable que toute chose porte en elle (matrice, pour nous, sûrement de toute forme de déréliction).
Au mot, rien ne répond ou plus exactement, rien ne répond à son nom. On a beau articuler, s’agiter devant les choses, les prendre à témoin, aucune ne se sent concernée par cette affaire, ne manifeste un quelconque intérêt pour nos prurits verbaux.
Les mots sont une production interne jetée à la face du monde. Autour, ça reste de marbre.
« Où tout espace blanc laisse un mot / (arrière) il faut cheminer sur la pente ».
Monter ou descendre est un choix linguistique avant de devenir une direction.
Que dire alors sur le vide ? Qu’il est inconcevable hors du mouvement de notre langue. Le vide est un principe nécessaire pour que nos mots se succèdent sans encombre, pour qu’il y ait assez de jeu entre eux, pour qu’ils se prononcent les uns vis-à-vis des autres.
Arrière ou avant, nous peuplons notre champ visuel aussi vite que notre regard le peut. L’adhérence de nos mots ne convient pas aux situations extrêmes. Les accidents, les catastrophes, la mort de proches... les mots viennent à manquer, et plus rien ne nous sépare alors de la violence du réel. Nous sommes alors en prise directe, sans plus aucune lisière verbale. Menacés d’envahissement, ouverts à tout vent. Sans production de mots, sans leur sécrétion immédiate… nous succomberions aussitôt dans l’irrespirable.
On ne tient en ce monde que par la barrière de nos mots. Comment ? Aucune réponse, si ce n’est que ça suppure par les mains, la bouche (nous en sommes sûrement totalement infestés), et cette production remplit ce vide, nous fait entrevoir ce que seraient nos corps sans la venue des mots.
Le monde est toujours derrière une paroi. Écrire est une façon de tenter un passage dans l’entre-deux. Dans l’épaisseur même de ce qui sépare. Nous ne pouvons guère aller plus loin.
Notre vision traite, recouvre le réel avant même que notre regard ne se pose. Il le corrige instantanément, le traite pour le rendre compatible avec notre physique interne qui ne conçoit le monde qu’en différé.
La réalité est avant tout une production de mots, et l’on ne peut appréhender ce monde qu’à travers eux. Ce qui se tait autour de nous, doit être recouvert d’une fine couche de prononçable, même si ces mots ne peuvent être épelés qu’avec nos mains. Car tout doit être à la mesure de notre matière verbale, matière aussi précieuse pour nous que l’oxygène et l'eau.
« Quelques traces ont disparu / (ombre de l’instant). / Tu t’affaires et secoues la toile vide / (il fut un temps de fruits, de couleurs écrasées, nous étions). »
Le présent est aussi un passé, un contenant idéal que l’on agite souvent comme un futur éloigné ; un futur d’horizon dont on ne connaît pas les contours. Le flou sied si bien à nos mesures.
Ce livre oscille entre deux instances : la terreur d’un constat et le rapatriement dans l’accord des temps où rien ne se prononce, hormis la douceur répétée du vent.
Les mots de ce livre chantent contre le séparé, sa fêlure initiale. Chez Isabelle Lévesque, c’est une exposition volontaire. D’entrée de jeu : elle fait front, ne s’épargne aucun tiraillement, aucune angoisse.
« Naisse le disparu foisonne. […]
Quelle adresse face ? Poème assone et cesse / (effacé) ? Où le destin, c’est noir aussi devant, […] »
Cet extrait de poème, montre, s’il le fallait encore, qu’aucun angélisme ne traverse cette expérience poétique. Isabelle Lévesque, lucide, tient dans ses mains, dans un même temps, l’horreur et la joie que comporte toute séparation.
Naître, c’est se séparer.
« (Commencement – ne s’achève à force, ne pas finir.) »
En fait, nous sommes autant séparés que tenus par ce qui nous sépare. C’est dans cette disjonction et liaison à la fois que se situe cette aventure poétique. Avec, tout au long de ce livre, la jouissance de se sentir en vie.
« En vocation serait / un flacon d’ivresse où les os sonnent un constat. / Je les rejoins pourtant. »
[…]
« Si seul à croire résiste au pire – j’ai plus à perdre »
Ce passage n’est pas à prendre comme perte, soustraction, mais comme gain se nourrissant de son manque tout en ne l’épuisant jamais.
Le contraire est aussi vrai : « Si sans fin s’use alors […] N’effraie pas la chute ».
Même l’usure a ses seuils. Sa façon de se rejoindre. De se calculer.
Pourtant, quelque chose attend. Quelque chose en nous, nous tient lieu de fond. De sol.
Pas question de céder. Cette poésie reste entière, jusque dans ses contradictions
« Boire à même ». D’une certaine façon, ce qui se tient séparé est toujours avec ; c’est toujours dedans que l’on entre, qu’importe l’issue. Dehors est un dedans qui s’inverse au premier pas. Être au monde, c’est être parmi les choses, même si celles-ci restent pour nous incompréhensibles. Peut-être que leur tessiture ne nous est pas audible ? Pourtant, ça parle, ça s’inscrit, mais hors de nous. Toujours hors de portée.
Ne nous reste qu’une possibilité : traduire. Traduire tout cela dans une langue compatible avec nos respirations, nos corps. Une langue faite à nos mouvements.
Babel n’est rien à côté du gouffre qui nous sépare de ces langues enfouies dans le réel. De ces langues qui ne s’articulent pas, qui ne peuvent pas être prononcées
La vraisemblance est encore ce qui peut nous arriver de moins pire.
Bouge ce que rien ne laissait soupçonner : « Fixons l’avancée de nos membres », nous les verrons grandir ou rapetisser. Mouvement en toute chose. Certains appelleront cela vie, amour. D’autres choisiront de s’anesthésier pour ne pas se sentir traversés.
Ce qui dissocie recompose aussi. Rien ne se tient hors, tout fait partie de. Couture imperceptible. Points si fins.
« Tout ensemble égaré recompose la jonction »
Rien n’égare ce mouvement. L’interne répondant aussi présent. Dissemblables sont les places, mais pas la jonction. Aucune chose ne reste à quai.
L’abîme est un sommet renversé. La pente une montée qui s’ignore. Frayeurs siamoises des jouissances, s’extrayant l’une de l’autre. Se tenant y compris dans leur désaccord. Leur exclusion.
Aveugle ou pas, il nous appartient de prononcer ce qui li(e)t le séparé.
Isabelle Lévesque tient ce pari dans Va-tout. La brèche devenant chemin, corps possible, jubilation de se sentir en vie.
« Pour toi j’aime moitié asymétrique ».
Jean-Louis Giovannoni
août 2013
ISABELLE LÉVESQUE
Source
■ Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes ▼
→ C’est tout c’est blanc
→ [Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
→ [Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
→ Ossature du silence (note de lecture d’AP)
→ [Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
→ Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Territoire
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un autre poème extrait de Va-tout)
■ Voir aussi ▼
→ (sur La Pierre et le Sel) Isabelle Lévesque, de la terre à la lumière, par Pierre Kobel
→ le site de la revue Diérèse et des éditions Les Deux-Siciles
■ Notes de lecture (16) d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes ▼
→ Edith Azam, Décembre m’a ciguë
→ Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
→ Fabrice Caravaca, La Falaise
→ Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
→ Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
→ Armand Dupuy, Mieux taire
→ Bruno Fern, reverbs phrases simples
→ Aurélie Foglia, Gens de peine
→ Raphaële George, Double intérieur
→ Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
→ Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
→ Dominique Maurizi, Fly
→ Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
→ Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
→ Hervé Planquois, Ô futur
→ Pauline Von Aesch, Nu compris
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