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Dürrenmatt brocardé

Publié le 12 septembre 2013 par Jlk

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À propos de La Chute d'A

Je me suis bien amusé, ce matin nuageux à couvert, en retombant sur un papier publié dans le Samedi littéraire du Journal de Genève / Gazette de Lausanne, datant de l'automne 1975, où je m'en prenais à la fable politique  de Friedrich Dürrenmatt intitulée La Chute d'A....

Je me suis trouvé, à me relire, un peu lourdement péremptoire et gonflé en ma juvénile assurance, mais il me semble qu'il y avait du vrai dans mes arguments. Pour mes réserves sur Dürrenmatt, je me fis tancer dans le courrier des lecteurs...

 "Avec La chute d'A, Friedrich Dürrenmatt a choisi d'évoquer la fin d'un potentat de type communiste, en la personne duquel chacun reconnaîtra le sieur Iossip Djougachvili, alias Staline. Sur un ton mi-sérieux mi-cocasse, usant de lettres initiales pour distinguer les protagonistes  - comme s'il s'agissait des éléments permutables d'une équation algébrique -, l'auteur met en scène la dernière réunion du Bureau politique du Parti régnant -, laquelle se soldera par la chute du Maître. A commettra en effet l'irréparable erreur tactique de prétendre à la dissolution dudit Bureau, et cela séance tenante.  

La première partie du livre - disons le premier tiers de ses quelque 120 pages -, sans doute la meilleure, est consacrée à une galerie de portraits, brossés hâtivement, des douze membres, du Bureau politique, moins deux:  C, le chef de la police secrète, qui entrera avec A, lequel aime se faire attendre, et O, le ministre de l'Atome, dont on murmure qu'il a été arrêté la nuit précédente...

Il y a d'abord I, ancien procureur, qui a commis, en son temps, la maladresse de faire arrêter le gendre d'A, péripétie qui aboutit à son "recyclage" au ministère de l'Agriculture, dont il est devenu le chef aussi efficace qu'incompétent. Il a ensuite D, le secrétaire du Parti, type d'animal politique sans scrupules qu'on sent appelé à doubler A, comme il le fera en effet. Il y a G, l'idéologue en chef, instituteur de province monté en grade pour avoir signé des chroniques littéraires d'un ton plus dogmatique que celui des pontes de la métropole. Il y a aussi les figures moins accusées des autres ministres, entre lesquels se tisse tout un réseau de liens dont l'intérêt tout personnel constitue la dynamique. Or l'évocation de cette brochette de canailles a ses moments de drôlerie et, si l'on fait abstraction de la tragique réalité historique, une sorte de bonhomie rubiconde. Cependant, dès qu'on aborde la seconde partie de l'ouvrage, il apparaît que cette stylisation abusive ne sert qu'une galéjade piteuse.

Dès l'entrée d'A, ainsi, le livre change de ton, la narration s'accélère; ce qui était encore satire devient pochade et nous ne sommes plus très loin du gros humour estudiantin tournant tout à la farce.

Comment prendre au sérieux, alors, le portrait de Staline que Dürrenmatt nous propose ? Réduit aux traits élémentaires d'une sorte de forte nature, tirant  sa force de sa simplicité, "A était ce qu'il était: un morceau de nature, l'expression puissante de sa propre légitimité, un être façonné par lui-même et non par d'autres". Comment croire, ensuite, qu'une seule erreur de psychologie ait peu être fatale au potentat ?

I

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l est vrai que l'auteur se garde bien d'évoquer la formidable machine sociale dont le monstre n'est que l'émanation. En l'occurrence, Dürrenmatt se livre à une analyse qui pourrait à la rigueur convenir à une dictateur de type ordinaire, et encore. Ce qu'il ne semble pas voir, en revanche, c'est l'essence particulière du régime dont il se borne à caricaturer les satrapes. Or, réduire la figure de Staline aux dimensions d'un tyranneau fascistoïde ne revient-il pas à justifier ce qu'un Soljenitsyne appelle "l'hypocrisie de l'Occident" ? Et le compère Hitler aurait-il l'air aussi gaillard, traité selon le même procédé ?

Quant à la "confiscation" de la Révolution, dont il est aussi question dans La Chute d'A, elle a de quoi laisser songeur. "La Révolution débouchait sur les problèmes d'organisation et des révolutionnaires ne pouvaient qu'échouer pour la raison précisément qu'ils étaient révolutionnaires", écrit Friedrich Dürrenmatt. Mais est-il besoin d'ajouter que les camps de concentration soviétiques, ouverts en 1917 par Lénine comme on sait, furent l'immédiate concrétisation de ces "problèmes d'organisation", où les révolutionnaires firent diligence tout révolutionnaires qu'ils fussent...

Du point de vue strictement littéraire, ajoutons que La Chute d'A souffre d'un dénouement d'une inexplicable faiblesse, dont le moins qu'on puisse dire est qu'il surprend chez un écrivain du talent et de l'intelligence dramatique d'un Dürrenmatt. Au reste, la mise en scène bâclée de l'ensemble est pour pour nous convaincre de la légèreté avec laquelle l'auteur a abordé son thème, important s'eil en fût et malheureusement galvaudé.

Si nous nous sommes tant étendu sur cet ouvrage décevant, c'est que nous espérons fort que celui qui signa La Ville, Le Juge et son bourreau, La Promesse et La Visite de la vieille dame, entre autres, nous revienne bientôt avec une oeuvre digne de l'estime que lui portent maints lecteurs".

Nota bene: ce crâne article de jeune critique attira, à son auteur, le blâme de plusieurs lecteurs du Journal de Genève outrés qu'on puisse incriminer le travail "bâclé" d'un écrivain connu pour écrire vingt ou trente versions de chacun de ses textes. À quarante ans de distance, malgré l'immense admiration que m'inspire Dürrenmatt, je me reproche un peu d'avoir réduit sa fable au seul stalinisme, mais à relire La Chute d'A, etavec le recul des années, je persiste à penser que ce texte reste assez anecdotique par rapport à la réalité des totalitarismes. Pour accéder à Dürrenmatt, il me reste à conseiller vivement la présentation très documentée, généreuse et drôle  que notre ami Sergio Belluz lui a consacré dans La Suisse en kit (éditions Xénia, 2012), avec une mise en parallèle pertinente des oeuvres de Frisch et Dürrenmatt. Seul bémol: Sergio pense que le théâtre de Frisch est moins conventionnel que celui de Dürrenmatt. C'est évidemment le contraire qui saute aux yeux  à la seule comparaison de Monsieur Bonhommme et les incendiaires, pensum démago de post-brechtien, et de la géniale Visite de la vieille dame, aussi peu ridée que sa prothèse. Ah mais, quel plaisir que de ne pas être d'accord avec Sergio Belluz...  

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