Made in Italy et luxe : une question d’image, mais pas seulement
Nul n’est besoin d’être grand-prêtre ni professeur d’économie pour savoir qu’en matière d’industries de luxe, l’Italie a le vent en poupe, et que le Made in Italy ardemment défendu ici article après article attire la convoitise des grands groupes comme des investisseurs étrangers. Depuis le rachat par LVMH de 80% de Loro Piana pour la somme record de 2 milliards d’euros, les spécialistes s’interrogent sur les prochains coups de ce qui ressemble à une gigantesque partie de Monopoly commencée il y a presque quinze ans avec « l’affaire Gucci ». Quelques jours plus tôt, le groupe Kering (ex-PPR) finalisait l’acquisition d’une participation majoritaire dans le joaillier Pomelatto. D’un côté, LVMH, donc, avec Loro Piana, Bulgari, Fendi, Acqua di Parma et Emilio Pucci, de l’autre Kering, avec Gucci, Bottega Veneta, Brioni, Sergio Rossi et Pomellato. Restent à « prendre », selon Carlo Alberto Carnevale Maffè, professeur d’économie industrielle à l’université Bocconi, Dolce & Gabbana (dont les fondateurs, Domenico Dolce et Stefano Gabbana, ont été condamnés à un an et huit mois de prison en juin dernier pour fraude fiscale) et Versace (dont les héritiers ont compris qu’ils ne pouvaient ni ne devaient être en reste). Autres proies de choix, les joaillers Damiani et Vhernier, ainsi que l’orfèvre Buccellati (l’un des plus anciens pensionnaires de la via Montenapoleone). Une partie de ce dernier a d’ailleurs déjà été vendue en mars au fonds d’investissement italien Clessidra SGR. Et ne parlons pas d’Ermenegildo Zegna, dont la place de leader de l’habillement masculin de luxe (et le milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel) en fait saliver plus d’un.
En outre, les grands groupes de luxe français ne sont pas les seuls à vouloir « aider » (confisquer, aux yeux d’une partie des Italiens) un patrimoine industriel lourdement handicapé par des structures encore largement familiales (exception faite des sociétés ayant dès à présent fait le choix d’une introduction en bourse, comme Prada ou Salvatore Ferragamo). On se souvient qu’en juillet 2012, la famille royale du Qatar, à travers le fonds Mayhoola for Investiments SPC, avait acquis l’intégralité du capital de Valentino Fashion Group, et qu’en novembre de la même année, la tournée de Mario Monti dans les pays du Golfe avait abouti à la signature d’un accord de co-entreprise entre le Fonds Stratégique Italien et Qatar Holding LLC visant à donner naissance à IQ Made in Italy Venture. But de l’opération : investir dans les entreprises exemplaires dans les domaines du luxe, de la mode, du design, de l’agroalimentaire, du tourisme, afin de leur permettre de se développer à l’international. Coût de l’opération : entre 300 millions d’euros et 2 milliards, répartis sur cinq ans et apportés pour moitié par l’Etat italien.
Au-delà des grandes marques (et des gros sous), reste à savoir ce que gagne le Made in Italy (et, in fine, le consommateur) à ces opérations de grande envergure. Car il y a sans aucun doute deux sortes d’entreprises décidées à jouer le jeu de la qualité et du tout italien d’un bout à l’autre de la chaîne : les très grosses, comme Loro Piana (qui contrôle tout, de l’élevage des chèvres jusqu’au produit fini en passant par la distribution, exclusive) et les PME, souvent partie prenante de la vie d’une région et tributaires de son développement. Encore faut-il prendre garde à distinguer parmi ces dernières celles qui ont une unité de production autonome de celles, beaucoup plus nombreuses, qui sous-traitent à des ateliers tout ou partie de leurs gammes. Alors que nous venons d’entamer une campagne de sourcing dans le but de proposer à nos lecteurs une offre d’essentiels en matière de vêtements et d’accessoires représentatifs des savoir-faire italiens, il nous semble important que l’acheteur sache exactement à quoi s’en tenir (quitte à acheter ailleurs, ou moins cher). Dans une interview récente, Luciano Barbera en appelle à une réglementation plus scrupuleuse (du type de celle mise en place par les Etats-Unis en 1930) afin de garantir un Made in Italy authentique, et déplore d’un même élan que le nombre de travailleurs du secteur textile dans le Biellais soit passé en quelques années de 50 000 à 15 000, et que l’Etat, gouvernement après gouvernement, continue à financer d’improbables reclassements. Ce qui est vrai du Piémont l’est également d’autres régions en Italie et d’autres secteurs de l’économie italienne. Malgré certaines réserves (qui touchent à la nécessité de marques avant tout européennes), je suis assez d’accord avec monsieur Barbera. On ne peut pas à la fois miser sur la promotion du Made in Italy (qui fait vendre) et délocaliser la plus grande partie de sa fabrication. Il n’y a pas lieu ici de citer des noms. D’ailleurs, les sociétés qui pratiquent ce genre de tripatouillages se cachent à peine. Gageons que, grâce aux progrès de l’information, elles ne nous tromperont plus longtemps. En ce domaine, sans doute les Italiens sont-ils mieux armés que nous : ayant appris à faire du style une vertu, ayant été élevés en ce sens, ils n’ont aucun mal à reconnaître la qualité d’un tissu, d’une coupe, d’un vêtement. Lorsqu’ils se font berner, c’est qu’ils l’acceptent. C’est l’un des paradoxes de l’Italie : la mode, très présente, n’y altère pas vraiment le jugement des individus.
Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour me livrer à une petite mise au point : depuis la création de Milanese Special Selection au début de l’année dernière, à aucun moment la rédaction d’un article n’a donné lieu à une quelconque rétribution. Les liens d’amitié que nous avons pu tisser (et que nous continuerons à tisser, je l’espère) avec les représentants de telle ou telle marque ou façonnier local sont le reflet de nos goûts et de leur aptitude à faire valoir sans relâche un savoir-faire spécifique et une recherche de la qualité, quel que soit leur domaine spécifique et leur positionnement.
Bonne rentrée à tous !