Supplément au Guide du Routard à propos d’Appenzell, du salut que s’adressent ses gens, de ses peintres et de ses verts toscans
Si les Tchèques de Prague se saluent d’un sonore ahoj !, comme on l’a vu dans L’As de pique de Milos Forman, en Appenzell c’est simplement hoï ! qu’on se lance en se croisant ; et lorsque vous êtes avec quelqu’un qui connaît tout le monde, ce qui est banal puisque tout le monde se connaît en Appenzell, la chose devient assez comique, voire burlesque.
J’étais hier soir avec Toni, natif des lieux et connaissant donc tout le monde, qui m’emmenait au pas de charge aux quatre coins de son bourg pour m’en raconter l’essentiel, et tous les trois pas : hoï, hoï, hoï, à se croire dans un film japonais…
Or de cela, le Guide du Routard ne pipe mot. Ni du fait qu’il y a des peintres en Appenzell. Ni rien à propos des joyeux compères du jass en Appenzell.
Je m’étais installé à l’Auberge du Pigeon (zur Taube), sur le conseil du Routard, excellente maison en effet tout en haut de la Hirschengasse (la rue du Cerf), lorsque j’avisai, à la vitrine de la boutique voisine, au bas d’une immense maison de bois vert pâle, une toile qui me disait quelque chose, et tout aussitôt la signature confirma mon sentiment : Carl Liner.
Carl Walter Liner (1914-1997), fils de Liner Carl August (1871-1946), un réaliste remarquable du début du XXe siècle, est un peintre qui a vécu les métamorphoses naturelles de la figuration à l’abstraction lyrique, pas loin d’un Nicolas de Staël. Longtemps installé à Paris, il est revenu en pays où il fait figure de maître, dont la belle cote sur le marché se vérifie. L’exposition actuelle de ses grands formats, au Musée Liner d’Appenzell, immense espace ultramoderne dont le Routard ne dit mot, illustre cette œuvre majestueuse dont je préfère, pour ma part, les petites formes et notamment les aquarelles les plus jetées ou les paysages stylisés, comme celui de la vitrine de Toni.
De fait, c'est ce paysage de Carl Liner qui m’a fait entrer chez Toni, dans la maison vert pâle, où j’ai découvert ensuite une véritable caverne d’Ali-Baba à la manière helvétique.
Toni a lui aussi la folie de peindre. Or dès que j’eus mis le nez dans son antre, il m’a ouvert ses portefeuilles où, tout de suite, j’ai flairé la papatte. Toni est à la fois un naïf et un peintre d’instinct, qui touche parfois à la forme pure et à la beauté dans certaines peintures fulgurantes. Sans relever tout à fait de l’art brut, comme Adolf Wölffli qui fut encagé pendant des années dans ces régions proches, l’art de Toni ressemble à sa maison : c’est le capharnaüm helvète dans toute sa gloire, avec mille tableaux de lui et de cent autres, une collection de baromètres géants et d’accordéons, un extraordinaire buffet du XVIIe hérité de son grand-père qui vaut le quart de sa maison, laquelle compte vingt-cinq pièces dans lesquelles il a entassé des kyrielles de Vierges et de Jésus de bois, un tuba géant et un tire-pipes miniature, des épées et des fusils, enfin un monde d’images et d’objets que prolonge le monde de sa conversation d’homme libre et farouche, dont la culture est vécue et plus vivante que celle de tant de gardiens du nouveau temple.
La passion de peindre lui a sauvé la vie, m’explique Toni qui ne se sent lui-même qu’en travaillant sans se soucier de plaire ou de déplaire. S’il est content d’avoir vendu, la veille, le superbe Liner de sa vitrine à un client connaisseur, et s’il est lucide sur la situation de l’artiste dans la société pompe-à-fric de notre drôle d’époque, le lascar n’est pas aigri ni fatigué à aucun égard, qui affiche une espèce de foi candide en la capacité créatrice de l’homme.
Toni sait très bien distinguer la bonne peinture du kitsch pour touristes, qu’il ne juge pas pour autant. Or on le constate, dans cette région qui a un riche passé de peinture populaire et dont l’artisanat reflète aussi le goût raffiné: que la beauté semble reconnue des gens mieux qu’ailleurs, que ce soit par la nature ou par les œuvres. Aussi, ces gens qu’on dit les plus arriérés de la Suisse, en matière politique, me sont apparus bien plus ouverts et originaux que ne le prétendent les lieux communs repris par le Routard. Race de nains de jardins repliés sur eux-mêmes : allez donc y voir…
Toute cette après-midi, j’ai repris les chemins empruntés par Robert Walser et Carl Seelig autour du Säntis, écoqués dans les mémorables Promenades avec Robert Walser (Rivages) grisé par les verts indicibles de ces hautes terres, rappelant l’Irlande ou la Toscane, avec quelque chose d’unique dans le ton du pays. Dans ce même pays cohabitent le culte de la tradition et l’esprit d’aventure, le souci de l’ordre qui fait prescrire au randonneur de ne pas baigner son chien dans l’abreuvoir du bétail, en même temps qu’on laisse le bétail en liberté sur les terrasses à touristes. Nature et culture sont ainsi mêlées, avec une sorte de malice collective, d’intelligence et de gouaille débonnaire qui culmine dans les tonitruantes parties de jass (jeu de cartes pratiqué ici d’une manière toute spéciale), évoquant une société encore tenue ensemble à beaucoup d'égards. N’idéalisons pas, mais allez y voir…