Dürrenmatt pétomane

Publié le 17 septembre 2013 par Jlk

À propos d'un souvenir d'Otto Frei...

Les voies de l'amitié sont parfois imprévisibles, ainsi que me l'apprit un jour mon estimable confrère Otto Frei, mon aîné de vingt ans, alors correspondant en Suisse romande  de la vénérable Neue Zürcher Zeitung. Portant beau, francophile raffiné, Otto Frei avait vécu la sombre période de la Guerre froide à Berlin et goûtait particulièrement, la cinquantaine passée, son séjour sur la Côte vaudoise qu'il avait évoquée dans un petit livre intitulé Un village dans les vignes, traduit à L'Age d'Homme. C'est à l'occasion de cette parution que je l'avais rencontré. Son regard affectueusement ironique sur la Suisse romande, et notamment sur sa littérature qu'il jugeait trop peu ancrée dans la réalité, me plaisait assez. Des écrivains alémaniques, inversement trop politisés à ses yeux, dans un sens étroitement dogmatique, il appréciait plus que tous un Friedrich Dürrenmatt, auquel il avait proposé un entretien pour la NZZ.

Or Dürrenmatt, à ce moment-là, était fâché avec la prestigieuse gazette zurichoise. Je ne m'en rappelle plus la raison, mais c'était un fait: Otto Frei, sans s'en douter, se pointait en terrain miné. Bel et bien reçu à Neuchâtel, dans la demeure de l'écrivain, il fut prié de prendre place face au plantureux auteur, assis à son bureau, les pieds sur celui-ci, son ample postérieur dirigé contre l'envoyé du journal honni. Et le célèbre dramaturge de commencer, alors, de bombarder son hôte de longues et larges vesses...

Contre toute attente, cependant, une réelle amitié s'est alors scellée entre les deux hommes, et non seulement du fait de la patience supérieure du reporter-chroniqueur, dont l'endurance polie relevait certes déjà de l'exploit. Mieux: ce qui fit, ce jour-là, du dramaturge malappris et de son pair admiratif, des compères bientôt complices, puis des amis, ce furent, d'une part, l'origine terrienne d'Otto Frei, fils d'un paysan de Steckborn, et leur sort commun de diabétiques...

"Ce que vous écrivez n'est pas encore assez concret", me dit et me répéta le même Otto Frei à propos d'un petit livre que j'avais alors en chantier, où j'évoquais des souvenirs d'enfance mêlant nos cultures française et alémanique. Or cette résistance, bien plus que les compliments de mon ami éditeur Vladimir Dimitrijevic, m'a été une aide décisive en matière d'écriture. Ce fut Otto Frei, lui encore, qui m'apprit un jour que le même Dürrenmatt qualifiait alors de "rose bleue" la poésie romande, moquant certain spiritualisme protestant ou certaine affectation esthétisante - certaine pose du milieu littéraire romand longtemps dominé par la double figure du Pasteur et du Professeur. Au nez de ceux-ci, un Otto Frei se serait bien gardé, pour sa part, de venter. Chacun son style. Mais j'aime bien cette idée que l'on apprend "contre" mieux qu'en se flattant - ou en se la pétant...