Cet opéra-bouffe d’Offenbach –sans doute un des plus connus- est ce qu’on peut appeler une « œuvre de circonstance » car elle a été composée dans des conditions bien précises et ne requérait pas au départ des chanteurs confirmés, mais plutôt des comédiens qui poussaient la chansonnette. Ce n’est que plus tard, grâce à l’immense succès qu’il connut lors de sa création, que cet ouvrage passa au rang d’œuvre « lyrique » et acquit son titre d’opéra-bouffe.
1866 : il reste quatre ans au Second Empire avant de s’effondrer dans l’horreur de la guerre franco-prussienne. Quid des nations étrangères ? Les Etats-Unis d’Amérique pansent les plaies de la guerre de Sécession ; l’Autriche a été chassée de l’Italie avec le concours de Napoléon III et la Prusse lui ayant infligé une sanglante défaite à Sadowa, elle est exclue de la Confédération des Etats Germaniques ; le Mexique se prépare à détrôner puis à fusiller l’empereur Maximilien que la diplomatie française lui a imposé. Cet échec de Napoléon III annonce la catastrophe de 1870. Mais pour l’heure, en France, c’est l’euphorie : sur le plan économique, c’est la prospérité totale et la « vitrine » du pays, c’est Paris, le Paris du baron Haussmann qui perce les grandes avenues et les grands boulevards, bouleversant de nombreux quartiers de la capitale, mais ouvrant ainsi ces fameuses « perspectives » qui feront l’admiration des visiteurs.
En 1855, une exposition universelle a été organisée pour montrer la puissance du régime de Napoléon III ; 1867 voit se dérouler une seconde exposition universelle : les travaux d’Haussmann sont terminés et c’est l’apogée du Second Empire. Le financement sera assuré par l’Etat, les communes, et des subventions privées. L’endroit retenu pour cette manifestation est le Champ-de-Mars auquel on joint l’île de Billancourt.
L’événement a évidemment une portée européenne ; on attend de nombreux visiteurs de marque, des têtes couronnées (on aura le Prince de Galles, futur Edouard VII, le tsar et son fils le grand-duc Vladimir, le prince héritier de Prusse, les rois de Grèce, Suède, Portugal, etc.). Pour la circonstance, les théâtres parisiens se doivent de présenter des œuvres nouvelles et propres à satisfaire le public.C’est ainsi que l’Opéra commande à Verdi son Don Carlos, qui n’aura pas le succès escompté. Les Variétés et le Palais-Royal veulent tous deux la collaboration d’Offenbach, à qui l’exposition de 1855 avait si bien réussi. Les Variétés auront La Grande Duchesse de Gérolstein, que tous les souverains cités précédemment honoreront de leur présence, et le Palais-Royal, La Vie parisienne.
C’est au Palais-Royal qu’Offenbacha fait ses débuts de compositeur dramatique en 1839 et il est sentimentalement attaché à ce lieu. Comme le directeur du théâtre, Plunkett, tient absolument à n’utiliser que les artistes de sa troupe, comédiens de vaudeville qui chantent comme des chansonniers, c’est un véritable défi qu’Offenbach doit relever. Meilhac et Halévy, ses librettistes, concoctent donc un livret si léger qu’on pourrait presque dire qu’il est inexistant. Et sur ce livret, Offenbach compose une musique encore plus légère que ce qu’il avait écrit auparavant, tellement légère que tout le monde, sauf lui, prédit un échec retentissant.
Si l’on en croit les témoins, la veille de la générale, c’est une atmosphère de catastrophe qui règne dans le théâtre. On s’attend au pire. Et il faut bien avouer que ce défaitisme n’est pas injustifié quand on se penche cinqminutes sur le livret, insignifiant jusqu’à l’absurdité : pas de réelle intrigue, juste une succession de numéros musicaux, un peu comme dans les plus légères comédies musicales américaines où le scénario n’est qu’un prétexte à des chansons et des danses. On pourrait presque dire que La Vie parisienne est une « revue ». Est-il d’ailleurs exagéré de dire que cet ouvrage peut être l’ancêtre des comédies musicales d’outre-Atlantique ?...
On prévoit donc un « bide » monumental. Le soir de la première, le 31 octobre 1866, c’est le contraire qui se produit. Les comédiens du Palais-Royal emmènent l’œuvre à la victoire la plus totale, un triomphe qui dure un an, en attendant les reprises…
D’où vient alors cet incroyable succès, qui va perdurer jusqu’à notre vingt-et-unième siècle ? Et bien le charme de cette œuvre, c’est justement sa légèreté,l’insignifiance de son propos, la gaieté de sa musique, entraînante jusqu’au vertige. C’est une réussite unique en son genre dans le répertoire lyrique français, une réussite qui tient à la réunion de la fantaisie de deux auteurs et d’un génial musicien. Les circonstances historiques de cette création n’ont, à notre époque, plus d’importance pour un public qui a oublié l’exposition universelle de 1867 et qui ne veut, en regardant cette Vie parisienne, que se divertir, dans le beau sens du mot. Bon, d’accord, on ne peut pas dire que cet ouvrage présente un idéal très élevé : nous sommes dans le monde des noceurs, des viveurs, des demi-mondaines, des débrouillards, qu’aucun scrupule n’étouffe, des touristes qui débarquent à Paris avec une bourse bien garnie et dont l’unique obsession est de « s’en fourrer jusque-là ».En somme, un Paris d’opérette, comme on dit, totalement factice, et que la guerre de 1870 transformera en enfer. Mais qu’importe ? La Vie parisienne a donné naissance à ce mythe de « Paris Ville-Lumière » qui fascinera Europe et Amérique jusqu’à l’écroulement de 1914…
ARGUMENT : A Paris, époque contemporaine du compositeur.
Acte I – La gare Saint-Lazare. Passants et passantes se pressent dans la gare pour voir l’arrivée des touristes étrangers. Parmi eux, deux jeunes gens, Raoul de Gardefeu et Jean-Louis Bobinet. Ils ne se parlent plus car ils sont amoureux de la même femme, Métella, demi-mondaine et tous deux sont venus la chercher au train de Trouville. La voilà qui arrive, au bras d’un troisième homme ; elle fait semblant de ne pas les connaître. Furieux, les deux hommes se réconcilient et décident d’abandonner les demi-mondaines pour les « grandes dames » du Faubourg Saint-Germain. Tandis que Bobinet y cours sans perdre un instant, Gardefeu rencontre son ancien valet, Joseph, qui est devenu guide au Grand-Hôtel et attend ses clients : un baron suédois, le baron de Gondremarck, et sa femme. Les voici qui arrivent. La baronne est très jolie ; Gardefeu offre donc à Joseph de le remplacer en échange d’un gros pourboire. Il propose ses services au couple suédois qui les agrée alors que le train en provenance du Havre débarque sa cargaison d’étrangers, dont un Brésilien cousu d’or qui s’apprête à dépenser sa fortune.
Acte II – L’hôtel particulier de Gardefeu. C’est là que Gardefeu a conduit le couple de suédois en leur faisant croire qu’ils sont dans une annexe du Grand-Hôtel. Il loge la baronne dans une chambre à part dans le but de faciliter ses projets galants. Le baron n’y voit aucun inconvénient, au contraire, car il a l’intention de « s’en fourrer jusque- là ». Il tient surtout à rencontrer une certaine Métella dont son ami le baron de Frascata lui a chanté les « mérites ». Arrive Métella, décidée à renouer avec son ancien amant ; Gardefeu doit lui avouer que son ancienne chambre est occupée par la baronne. Métella repart, furieuse. Le baron désire manger à la table d’hôte et assister à une réception chez une dame du grand-monde, ce que lui promet Gardefeu, qui ne sait absolument pas où il va bien pouvoir trouver les « hôtes » en question.Heureusement, arrivent la gantière Gabrielle et le bottier Frick : ils acceptent de prévenir leurs amis afin qu’ils puissent figurer à la table d’hôte. Frick se déguise en major, Gabrielle devient madame de Sainte-Amarante, « veuve d’un colonel » et le dîner se déroule dans la plus franche gaieté.
Acte III – L’hôtel particulier de Mme de Quimper-Karadec, tante de Bobinet. La maîtresse de maison étant absente pour plusieurs jours, Bobinet a prêté sa maison à Gardefeu pour y organiser la fameuse réception chez une dame du grand-monde promise au baron. Le beau monde en question sera représenté par la domesticité de la maison à laquelle se joindront les « invités » de la table d’hôte : Bobinet deviendra amiral, et Pauline, la femme de chambre, sera « Madame l’Amirale ». On se distribue les autres rôles et arrive le baron. La consigne est de le retenir le plus longtemps pour que Gardefeu puisse faire sa cour à la Baronne. Pauline se chargera de le séduire. Sauf un incident cocasse, l’habit de l’amiral a « craqué dans le dos », tout se passe on ne peut mieux, et cela d’autant plus que l’ivresse est générale.
Acte IV – Au Café Anglais. Le Brésilien a commandé un grand bal masqué. Le maître d’hôtel donne ses instructions aux garçons « fermez les yeux ! ». Métella a informé Gondremark et sa femme, séparément, des manigances de Gardefeu. Pour que tout rentre dans l’ordre, il faut que les masques tombent, ce qui va se produire, sans qu’aucun adultère n’ait eu lieu. La morale est sauve, et on s’est bien amusé.
« Et voilà la vie parisienne / du plaisir à perte d’haleine… »
VIDEOS :
1 - Acte I - Le baron et la baronne de Gondremark ; mise en scène Laurent Pelly, Opéra de Lyon, 2007.
2 - Fin acte I, même mise en scène.
3 - Acte III - L'air de la Parisienne, Mady Mesplé et l'orchestre du Capitole de Toulouse, direction Michel Plasson.
4 - Final acte IV : Régine Crespin, Mady Mesplé, Christiane Château, Jean-Christophe Benoit, orchestre du Capitole de Toulouse, Michel Plasson.
5 - Une rareté : La Vie parisienne en russe à Ekaterinburg : ébouriffant et splendide ! Complètement délirant...