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Boulots de cons (III)

Publié le 18 septembre 2013 par Nicolas Esse @nicolasesse

David Graeber est professeur d’anthropologie à la London School of Economics. Son livre le plus récent , The Democracy Project: A History, a Crisis, a Movement a été publié chez Spiegel & Grau

Comment en sommes-nous arrivés là ? Certainement pas pour des raisons économiques : la dérive du système a été dictée avant tout par des raisons morales et politiques. La classe dirigeante s’est aperçue du danger  mortel que représente une population heureuse et productive avec suffisamment de temps libre à disposition. (Il suffit de se souvenir de ce qui s’est passé quand on s’est approché de cette situation durant les années soixante.) La classe dirigeante a aussi réalisé l’extraordinaire bénéfice qu’elle pouvait tirer de la représentation du travail comme une valeur morale et de la dévaluation sociale de toute personne refusant de se soumettre à une stricte discipline de travail pendant les meilleures heures de sa vie.

Lorsque j’observe la croissance continue des contraintes administratives imposées aux départements universitaires de Grande-Bretagne, il m’arrive d’imaginer une forme possible de l’enfer. L’enfer est un groupe d’individus qui passent l’essentiel de leur temps à accomplir une tâche qu’ils n’aiment pas et qu’ils n’ont pas choisie. Par exemple, on pourrait dire que ces individus ont été embauchés pour leurs compétences en matière d’ébénisterie mais qu’en réalité, ils passent le plus clair de leur temps à frire du poisson et que de surcroît, cette tâche n’est pas vraiment nécessaire, la demande de poisson grillé étant pratiquement inexistante. Cette situation engendre une frustration qui tourne bientôt à l’obsession, chacun suspectant l’autre de passer plus de temps à fabriquer des meubles qu’à  griller son quota de poissons. En très peu de temps, on voit s’entasser des piles de poissons mal cuits partout dans l’atelier d’ébénisterie, des piles de poissons inutiles et mal cuits, voilà le véritable produit de cette organisation.

Je crois que cette vision de l’enfer décrit très précisément la dynamique morale de notre économie.

Disant cela, j’entends déjà les objections soulevées par ce type de raisonnement : "Qui êtes-vous pour déterminer quels emplois sont nécessaires ? Et d’abord, qu’est-ce que ça veut dire, nécessaire ? Vous êtes professeur en anthropologie, avons-nous besoin de professeurs en anthropologie ? (Et il est vrai que plusieurs tabloïds anglais envisageraient l’existence de mon métier comme l’exemple ultime du gaspillage des deniers publics.) Cette question est pertinente et d’une certaine manière on peut dire que les tabloïds ont parfaitement raison : il n’existe pas de mesure objective de la valeur sociale d’une profession.

Traduit de l’anglais, Bullshit jobs. 17 août 2013



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