Romain Verger, Fissions par Sabine Huynh

Publié le 18 septembre 2013 par Angèle Paoli
Romain Verger, Fissions,
Le Vampire Actif, Collection Les Séditions, 2013.


Lecture de Sabine Huynh


Richard Strong, Las Momias en Colores Vivos
Homage to Andy Warhol

airbrush & photomontage on paper
Source


FISSIONS EST UNE FICTION

  Un homme (le narrateur) écrit. Remémoration ? On ne sait si son texte, surréaliste, où le sang affleure presque à chaque page, est de l’ordre de la confession, du délire, ou du récit onirique. L’effervescence des questions suscitées par la lecture n’a d’égale que l’émotion éprouvée — forcément violente, tant est troublant le dernier roman de Romain Verger : Fissions.



Je prends les choses comme elles reviennent, dans le plus grand désordre, les attrapant à la gorge quand elles percent de ma camisole chimique. Ce sont tes cris, Noëline, le visage fêlé de tes sœurs ou la fosse emplie de nuit et de silence, les vœux du prêtre, pluies de riz et giboulées de roses, d’interminables routes entaillées dans le vide où j’avance sans garde-corps, rasades de vodka, éclaboussures de sang, l’éblouissant crépuscule que dévorent les crevasses.



Extraordinairement dense et captivant, Fissions happe son lecteur et l’entraîne au fond de la profonde crevasse du chaos, où se désintègre cet homme qui raconte sa nuit de noces dionysiaque : une farce qui s’ouvre sur un massacre, se poursuit en mascarade macabre, et se clôt sur un meurtre. Dans la foulée, le narrateur livre les détails crus de cauchemars impensables, dont un terrible holocauste, théâtralisé (dans une ultime tentative de dédramatisation ?).



LISE: Bruce avait enfoui son mégot dans la terre.
GINA : Et ?
LISE : Les racines se sont consumées.
[...]
LISE : Les oiseaux se consumaient en vol.
GINA : Et retombaient en plumeaux ardents.
LISE : C’était horrible !
GINA : HORRIBLE !!
LISE : Et la maison ?
GINA : Les trois, soufflées.



Fissions se lit la bouche ouverte. On la referme avec effroi au moment de voir les infâmes « portraits » de la galerie de photos de la famille de Noëline : bouches écartelées, rictus sanguinolents...



la prolifération des humanités anomales

Et tout se mélangeait dans ma tête : les visages de Noëline et Madeline, leurs cris, bouches et cicatrices, les becs de lièvre des poupons pendus à la poutre du grenier, les têtes en celluloïd de Lise et Gina et les gueules du bouc et d’Antoine fondues sous les flammes...



Bouche vierge de l’énigmatique Noëline, dite « au sourire de Sphynx », sur laquelle le narrateur fantasme, car jamais offerte à la sienne. Cette « énigme sortie des mâchoires sauvages d’une vierge » évoquée par le poète lyrique Pindare se révèle être un cri déchirant de bête qu’on assassine et qui résonnera durant toute la nuit de noces.



C’était le cri de Noëline. Ce cri primal que rien ne pouvait taire.



Fissions conte et laisse deviner des histoires épouvantables de sacrifices, de destruction, d’annihilation. On les lit en écarquillant les yeux, qu’on ferme subitement en comprenant que le narrateur a bel et bien crevé les siens. De Rochecreuse, nom de la propriété familiale où se déroule le drame nuptial, à orbites creux, il n’y a, en effet, que quelques syllabes. Rochecreuse, de prime abord si bucolique...



J’aurais voulu fixer le soleil et m’y brûler les yeux, effacer ce pays de ma vue, le rayer de ma vie et rentrer au bercail. Je n’avais que ça en tête. De temps en temps, un avion de ligne incisait le ciel et me déchirait la cornée, mais le paysage réapparaissait toujours, identique, âpre et brûlant.



Les phrases que Romain Verger nous offre, aussi finement exécutées que les tortures les plus perverses auxquelles il soumet ses personnages et son lecteur, sont un miel exquis et empoisonné : leur beauté fait « délectablement » mal. Le face-à-face d’une langue baroque et d’événements inénarrables garde le lecteur constamment en éveil et n’est pas sans rappeler le style du marquis de Sade.

Bien que l’on sache que Fissions est une fiction, on ne peut s’empêcher de se demander où l’auteur est allé chercher les horreurs qu’il dépeint minutieusement, et auxquelles il donne pour toile de fond notre monde « moderne » (internet, téléphonie portable). Ce genre de questions, qui nous tourmentera indéfiniment – « comment quelque chose d’aussi atroce a-t-il pu se passer à notre époque ? » – ne peut naître que des cendres laissées par les pires tragédies historiques et humaines (pensez Russie durant la Première Guerre mondiale, pensez Cambodge, pensez Vietnam, pensez Goulags, pensez Shoah...).



Peut-on mieux dévoiler l’amour en taillant dans la chair et brisant l’os iliaque, dans le vif des deux, en dédoublant le mal, en répliquant la nuit ?



On se dit alors, bien naïvement certes, qu’il doit y avoir une cause aux insupportables malheurs du narrateur  – comme si chaque crime, chaque mort, pouvait avoir une cause « rationnelle ». On n’y peut rien, on est humain, on est faible, à l’image de ce narrateur qui, la nuit, écrit, et qui, le jour, travaille dans une déchèterie, fouillant inlassablement le magma d’ordures avec une immense pince. « Épouvantable magma » qu’il compare à ses propres âme et existence, de « la merde », comme il l’écrit.



Avec le temps, cette pince était devenue le prolongement de mon corps.

De tout là-haut je voyais impassible le vaste merdier pétrifié qu’était devenu ce pays et la terre tout entière, où les cinglés du monde entier, comme des hyènes aux pattes engluées dans la bouse sèche viendraient se soulager jusqu’à la fin des temps.



En tant qu’être humain doué pour la science, on ne peut généralement concevoir que quelque chose relève de l’ordre de l’inexplicable. Totalement éberlué par ce qu’on lit dans ce roman contemporain teinté de fatalisme et abondant de références à la mythologie grecque, on s’efforce de comprendre le pourquoi de tant de souffrance humaine.

Vers la fin du livre, on est porté à croire qu’un crime impardonnable, peut-être commis par le narrateur, est à l’origine du chaos décrit. Crime qui aurait engendré des fissions dans son univers et dans celui de ses proches, libérant une énergie destructrice digne de la furie vengeresse des Érinyes. Crime qui doit donc être puni pendant la vie de son auteur. D’ailleurs, ne sont-elles pas trois sœurs à Rochecreuse, à la fois attirantes et hideuses, Noëline, Émeline et Madeline, pleines de haine, de vengeance et de violence dissimulées ? Et ne sommes-nous pas, tout compte fait, à travers cette Rochecreuse perchée dans la montagne, retournés en Arcadie, ce pays primitif qui abritait des sanctuaires consacrés aux Érinyes mêmes ? Et n’a-t-on pas ouvert la noce en sacrifiant un bouc, rituel rappelant le sacrifice de moutons noirs offert aux trois persécutrices ? Ce bouc représente les mariés, sacrifiés sur l’autel de la malédiction.



Abandonné aux braises mourantes, le bouc se laissait noircir la carcasse, joues et orbites creuses et dents découvertes jusqu’aux racines.

Du bouc, il me restait un morceau entre les dents : un goût de mort dans la bouche qui m’enflammait la gencive.



Car sinon, pourquoi, depuis sa nuit de noces, le narrateur serait-il ainsi contraint à traverser le Styx ? Il est vrai qu’en épousant Noëline l’inconsolable, cette Polyxène sacrifiée, brûlée vive, il s’est uni sans le savoir aux ténèbres, à la nuit et aux enfers, personnifiés par la jeune mariée et son affreuse famille. Mais son chemin de croix n’a-t-il pas commencé bien avant cette nuit-là, lors d’une autre nuit fatidique, nuit qui expliquerait tout ? On finit par s’en convaincre, car où d’autre, à part dans la fiction (et encore), est-on amené à trouver des explications pour tout...



La dernière fois que je t’ai vue, Noëline, c’était dans cette chambre, la chambre de ton père, la chambre de ton mal. Et tu n’en es jamais ressortie. En t’épousant, je me suis uni à la nuit ; et moi je t’ai laissée là, fuyant lâchement par cette route aveugle, suivant la ligne de partage des peines. Je ne peux t’imaginer ailleurs, revenue au jour sans moi. Alors j’ai fait de toi un cas d’auto-combustion, ta silhouette de cendres empreinte dans le lit, ta forme noire épousant le matelas et fusionnant avec ma cécité. Noëline évanouie à toi-même, consumée par le martyre et mon amour pyrogravé.



Affreusement malmené par les Furies, le narrateur sombre dans la folie. Il est tout à la fois Achille – aux lèvres brûlées –, Œdipe – aux yeux crevés –, et Oreste – tourmenté par les trois sœurs, durant une nuit de noces que l’on peut comparer à un tribunal grotesque, même si à aucun moment le narrateur n’exprime de remords. On apprend finalement que ce martyr nous écrit du « pavillon des fous furieux » de l’hôpital psychiatrique où il croupit.



Calme partout, un calme étrange et lourd. La vie se meurt ici à petit feu, un coussin sur la tête.



Fissions, un roman superbement douloureux et déroutant, s’achève sur une énigme insondable, celle de la pire souffrance alliée à la volupté la plus élevée. Dans cette extase sadique, la fiction rejoint la réalité d’un monde sans Dieu.

Sabine Huynh
D.R. Texte Sabine Huynh
pour Terres de femmes



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