Jacques Tardi fait partie de ces auteurs à la forte personnalité dans le monde de la bande dessinée franco-belge. Son style est aisément reconnaissable et par style, je veux parler de son style au sens large: graphique, évidemment, mais aussi de ses thèmes de prédilection, de son écriture…
Une autre caractéristique de Tardi tient à ses nombreuses collaborations avec des romanciers. Il multiplie les adaptations (les Nestor Burma d’après Léo Malet , le Cri du Peuple d’après Jean Vautrin…) ou les collaborations directes (La Débauche scénarisé par Daniel Pennac ou Benjamin Legrand sur le méconnu Tueur de cafards).
A mes yeux, sa relation avec Jean-Patrick Manchette est particulière,
JP Manchette
sans doute parce qu'elle se doublait d'une réelle amitié. Décédé en 1994, il est considéré comme l'un des auteurs majeurs du renouveau du polar français dans les années 70 et 80. On lui doit quelques fameux romans noirs dont La position du tireur couché ou Nada . Mais il faut aussi un grand amateur de cinéma et de bande dessinée. On lui doit la première (et selon beaucoup, la meilleure) traduction de Watchmen de Moore et Gibbons . Il fut également rédacteur en chef du périodique BD et chroniqueur pour Métal Hurlant. Si ces 10 dernières années, Tardi s'est fendu de 3 adaptations inégales de Manchette (le petit bleu de la côte ouest , la position du coureur couché et ô dingos, ô chateaux ), la première fois que leurs noms ont été associés sur une couverture de bande dessinée remonte à 1978. JP Manchette signait alors le scénario de Griffu , polar noir et cru tout-à-fait dans la ligne de ses romans. Ils avaient également projeté une deuxième collaboration, intitulée Fatale, qui échoua. Manchette en tirera un roman.Griffu, est un « honnête » conseil juridique, à la dégaine de privé de hard boiled. Quand une jeune fille, plutôt charmante, lui demande son aide pour récupérer des fichiers qui lui auraient été dérobés, il n'hésite pas une seconde. Pas parce qu'il esprit chevaleresque, mais parce que l'argent qu'on lui propose suffit à lui faire oublier ses maigres scrupules. Pourtant, cette affaire n'est pas nette.Et il se fait piéger comme un bleu.
Après un passage à tabac en règle, Griffu est bien décidé à faire toute la lumière sur cette affaire. Il met en chasse. Dans son sillage, il traîne les hommes de main d'une société de construction, les employés patibulaires d'un député peu recommandable et les gardes du corps de la propriétaire d'une boîte de nuit plutôt glauque. Si vous ajoutez à tout cela un flic ripoux, des journalistes libertaires et une gamine trop délurée pour être honnête, vous obtenez cocktail détonnant.
Chez JP Manchette, le polar se veut en phase avec la société. Elle en suit le pouls. Et si ses romans sont à ce point sombres et désabusées, c'est que la société l'est aussi. Griffu nage en eaux troubles, voire carrément dans la vase. Le monde dans lequel il évolue est pourri jusqu'à la moelle. Politiciens véreux, policiers corrompus, truands qui dictent leur loi par l'entremise d'avocats défendant allègrement l'indéfendable... qu'un conseiller juridique à la gâchette facile loue ses services comme cambrioleur à la petite semaine n'est finalement guère surprenant.
A mes yeux, Griffu préfigure le Sin City de Frank Miller à plus d'un titre, mais sans la complaisance froide de ce dernier. Frank Miller noircit le trait jusqu'à aboutir à un exercice de style impressionnant mais déconnecté de la réalité. Rien de cela dans Griffu. Les décors fourmillent de détails qui confirment le marasme social et économique dans lequel évoluent les personnages. Manchette et Tardi ancrent ainsi leur histoire dans la réalité. Du noir, tellement noir que même le sang devient noir. Et un classique intemporel de la bande dessinée franco-belge.