Boulots de cons (IV)

Publié le 20 septembre 2013 par Nicolas Esse @nicolasesse

David Graeber est professeur d’anthropologie à la London School of Economics. Son livre le plus récent , The Democracy Project: A History, a Crisis, a Movement a été publié chez Spiegel & Grau

Je n’aurais pas la prétention de dire à une personne convaincue d’apporter au monde une contribution significative, qu’en réalité ce n’est pas le cas. Mais que dire des personnes qui sont elles-mêmes convaincues de l’inutilité de leur travail ? J’ai repris contact  récemment avec un ancien camarade de classe que je n’avais pas revu depuis nos douze ans et j’ai été abasourdi de découvrir son parcours : pendant ces années il est passé de la poésie à la chanson, en devenant le leader d’un groupe de rock indépendant. J’avais entendu plusieurs de ses chansons à la radio sans jamais soupçonner que je connaissais très bien le chanteur. De toute évidence, mon ami était brillant, innovant. Le fruit de son travail avait certainement illuminé et amélioré l’existence de beaucoup d’êtres humains à travers le monde. Et pourtant, après l’échec commercial de ses derniers albums, sa maison de disques l’avait remercié. Endetté et père d’une petite fille, mon ami dut se résoudre, comme il le dit, "À faire le choix par défaut de tellement de personnes qui cherchent une orientation à leur carrière professionnelle : apprendre le droit." Aujourd’hui, mon ami est devenu un avocat d’affaires dans un grand cabinet newyorkais. Il est le premier à admettre que son travail ne sert strictement à rien et que, selon sa propre estimation, il ne devrait pas vraiment exister.

Beaucoup de questions pourraient se poser à ce stade, à commencer par : "Quelle est cette société qui n’a qu’un besoin très limité de musiciens et de poètes mais qui veut toujours plus de spécialistes du droit des affaires ?" On pourrait répondre que si 1% de la population détient la plus grande partie des richesses, ce que nous appelons "le marché" est le reflet du mode de pensée de ces seuls privilégiés et de ce qu’ils pensent être utile ou important. L’exemple de mon ami démontre également que la plupart des personnes qui font un boulot de con en sont parfaitement conscients. En fait, je ne suis même pas sûr d’avoir déjà rencontré un avocat d’affaires qui ne pensait pas faire un boulot de con. Il en va de même pour tous les secteurs d’activités mentionnés plus haut. Lorsque vous participez à une réception et que les gens savent que vous exercez une profession soi-disant intéressante (anthropologiste, par exemple…) il existe toute une catégorie de salariés qui refuseront absolument de vous parler de leur travail. Il suffira de quelques verres pour qu’ils se lâchent et qu’ils disent à quel point la profession qu’ils exercent leur paraît inutile et dépourvue de sens.

Traduit de l’anglais, Bullshit jobs. 17 août 2013