Extrait #1

Publié le 03 mai 2008 par Gaspard_w


Les êtres humains s’abîment facilement. La caméra aime la violence.
Je suis scotché au moniteur. Lumière bleue cathodique sur les murs de

la salle de montage, ambiance sèche, fumée de shit, vapeur d’alcool.
Fatigue et ennui. Une de mes mains dort, l’autre parcourt les touches du
clavier, variant la vitesse de défilement de l’image. Le type tombe, s’arrête,
revient sur ses pieds, retombe. Pas de son. Sa bouche s’ouvre en silence
sur le spectacle navrant de ses gencives fraîchement dégarnies. Son visage
file vers le sol. Je retarde l’impact. Quelques gouttes de sang volent en
apesanteur autour du comédien. La bande a quelques mois, niveau
de violence de sept sur l’échelle de ma perception personnelle. Depuis
c’est bien pire. Enfin son crâne rencontre le bitume. L’obturateur tourne
à pleine vitesse, ralenti hyper fluide, son corps tout entier s’anime sous
le choc. Son visage se brise et ses os s’emmêlent. Un voile tombe sur
ses yeux, fin du spectacle. Hors champs on dit « couper », on serre les
mains et on se félicite d’une aussi bonne prise. Au sol personne ne bouge.
J’éteins l’écran.
La nuit tarde à tomber, le soleil se cherche repoussant du même coup
le début des activités. On sort quand il fait noir. Ombre sur ombre, personne
ne nous voit. Tout à coup je flippe. Besoin de me remplir. Demi tour sur chaise
de bureau, Vincent est assis sur le sol, le dos contre le mur du fond. Visage
vide, yeux mi clos, impossible à première vue de savoir s’il est réveillé.
Mais moi je sais qu’il ne dort pas.
- Hé ? Il me faut une décharge là, je me sens moitié vide, va cueillir du speed.
Du speed, des taz, une pincée d’éphédrine, un peu de poussière de coke,
n’importe quelle chimie. L’organisme est relativement naïf, on peut facilement
lui faire croire que tout va bien. A partir du moment où on a les bons produits
ça marche. Sur un laps de temps limité, ça marche.
La caméra trône sur le bureau. Œil allumé, elle tourne face à la pièce, imprimant
le vide de l’obscurité sur la bande d’une cassette DV. L’éteindre ce serait
risquer de rater un plan. Sous le bureau des cartons, dans les cartons des
cassettes. A gauche les neuves, une centaine. A droite, les autres, imprimées,
exposées, remplies, des milliers de boîtes rouges, étiquetées, classées.
Trois cent soixante quatre jours de vie en vidéo.
Cinq minutes passent et devant moi pas la queue d’un speed, pas l’ombre
d’une ligne. Mon alter ego patiente à l’arrière.
- T’as pas entendu ce que je t’ai demandé ? Tu fournis plus ou tu t’inquiètes pour ma santé ?
Son dos craque alors qu’il se relève, son visage s’encastre dans un rayon
de lumière. Mon pote a l’air minable et crevé. Ses lèvres sont deux traits fins
tendus sur une peau grise, ses yeux éteints reposent sur d’épais cernes violacés.
Malgré tout il continue de porter ce regard hautain qui me donne si souvent envie
de lui faire jouer une scène.
- Tu veux un kit ?
- Ouais et une bouteille.
Vincent s’éloigne vers la porte et s’arrête sur le seuil.
- Bah alors va falloir te lever. Je suis pas d’humeur serviable.
Vincent disparaît dans le couloir. Je souris. L’insolence des faibles me touche.

Extrait de Snuff - A paraître juin 2008