À propos d'un premier article, dans Le Figaro, ruisselant de morgue et prouvant combien le génie de l'artiste reste "inadmissible" pour d'aucuns...
Paul Léautaud conseillait de lire, de temps à autre, un roman "de carton" pour s'exercer le goût par défaut. De la même façon, la lecture de mauvaises critiques visant de bons livres m'a toujours intéressé, de Proust à Ramuz en passant par Céline. Idem pour la peinture, où les malentendus sont souvent plus criants, surtout depuis la fin de XIXe siècle évidemment.
Je venais de lire Vallotton est inadmissible de Maryline Desbiolles, remarquable "lecture", tout à fait personnelle, de ce qu'on pourrait dire l'oeuvre de Félix Vallotton à sa pointe, dans le plus ardent et le plus hardi de son expression, lorsque j'ai pris connaissance du papier consacré à l'exposition du Grand Palais dans les colonnes du Figaro, sous le titre immédiatement tendancieux et dépréciatif de Félix Vallotton, le mal helvète, signé Eric Bietry-Rivière.
En sous-titre, l'auteur de l'article se livre à une révélation pour ainsi dire définitive, en annonçant que cet artiste franco-suisse était "trop orgueilleux". Le survol de l'exposition est ensuite amorcé par la description des six autoportraits "émaillant" la rétrospective, qui "à eux seuls", selon notre suréminent confrère, résument la vie de cet artiste franco-suisse "résolument inclassable" et qui, nouveau scoop, "aima cultiver le mystère" tout au long d'une "production pléthorique". Pensez donc: un Franco-Suisse, atteint du "mal helvète", qui peint comme ça 1700 tableaux !
La suite de l'article du Figaro (journal franco-français lu jusque dans les colonies et parfois même en Suisse romande) creuse plus profond en scrutant le premier autoportrait de Vallotton. Comme dans les titres de la revue criminelle Détective, l'auteur de l'article annonce que, somme toute, "tout Vallotton" est déjà là. C'est un "écorché vif au teint blafard" qui "nous toise" de ses "yeux rougis" (la masturbation suisse, sans doute) de "romantique neurasthénique". Et notre auteur de convoquer Strindberg, Haneke et Dostoïevski, après avoir rappelé des "traumatismes" du jeune Vallotton en son jeune âge qui expliqueraient "un sentiment d'inanité existentielle", lequel "ira parfois jusqu'à un amour de la morbidité"...
Le "mal suisse" ne se borne donc pas au péché d'Onan, stigmatisé par l'excellent Docteur Tissot, pur Suisse ami de Voltaire (auteur français connu jusqu'en Suède), mais va plus profond: jusqu'au nihilisme; "un noircissement du monde", précise Monsieur Figaro. D'ailleurs Vallotton n'accoutumait-il pas de dire: "La vie est une fumée" ? Et là, nouvelle révélation: à savoir que cette vue sombre ressortit au "carcan luthérien de Lausanne". Evidemment, on ne demandera pas à un suréminent critique formé à l'école de Détective de faire la distinction entre Luther et Calvin ( les fameux duettistes Calvaire et Lutin), mais le fait est que, jusque-là, pas un mot n'a été dit de la peinture de Vallotton. Si pourtant, voici que nous apprenons que sûrement, le "carcan lutérien de Lausanne" explique "une texture lisse et froide" et "des arabesques et des couleurs aussi tranchantes que son ironie". Tout cela ayant "valeur de protestation". Ah bon ?
La suite est non moins édifiante. Voici l'autoportrait de Vallotton à 32 ans, cette fois il a une barbichette en pointe et "une mèche tombe sur son front d'intello". Mais déjà cet "orgueileux" se montre en somme "inadmissible". Monsieur Figaro voit en lui un "Parisien branché" qui ne voudrait pour rien au monde être "associé à Cézanne" (je me pince devant tout ce savoir...), pas plus qu'il ne veut être confondu avec les "vieux expressionnistes" (là je tombe devant tant de pertinence) ni non plus avec les "néo", les "jeunes fauves" et autres "cubistes"...
Nouvelle révélation: admirateur d'Ingres et de Degas, des "as du dessin" à la Holbein ou à la Dürer, ou du maniériste Bronzino, Vallotton ne peut qu'opter (Monsieur Figaro s'improvisant opticien) pour la ligne "claire et serpentine" ! Si notre grand orgueilleux fraie avec les nabis, c'est "en retrait". Je ne rêve pas puisque c'est écrit: "Il cache ses mains tandis que celle des Bonnard et des Vuillard volettent". La honte de ses mains le fait cependant poursuivre "en solitaire", note encore Monsieur Figaro, qui relève ensuite toutes les influences dont procède la peinture de ce franco-suisse orgueilleux et branleur, des Hollandais à Toulouse-Lautrec.
Comme on ne peut être tout à fait dépréciatif, pour un Franco-suisse qui accède tout de même au Grand Palais (dont le commissaire de l'expo a risqué pour sa part, dans une double page de 24 Heures, journal de "luthériens" lausannois, la comparaison avec Hopper, au bénéfice de l'Helvète...), Monsieur Figaro consent à reconnaître que Vallotton "sait comme personne fouiller le bois pour ménager le blanc et sublimer le noir", avant de se déchaîner plus librement contre la partie assurément la plus datée, la plusdiscutable, voire la plus irrecevable de l'oeuvre, entre symbolisme et mythologie revisités par un regard grinçant. Et Monsieur Figaro de conclure au "ridicule", avant de pointer la posture cynique que le peintre affecterait selon lui dans l'autoportrait de 1914.
Mais sur l'essentiel de l'oeuvre: rien. Sur le coloriste fabuleux et l'originalité propre de son "théâtre" intime ou social: rien. Sur le mystère réel de cette peinture en ses extraordinaires paysages (et pas le pseudo-mystère de son existence fantasmé par l'auteur du papier) et ses flamboiements, proches de ceux du dernier Hodler préfigurant l'abstraction lyrique, de Nolde aux Américains: moins que rien...
La morgue serait-elle un "mal parisien" ? Quant à moi, je n'en crois rien, mais enfin...