Gustave Courbet - L'Origine du Monde
C’est un mouvement inouï de gens qui accourent. Une rumeur qui a l’air d’être faite pour ne jamais finir. Deux cent mille « misérables » qui descendent « par toutes les rues sur la place de Grève, comme les affluents d’un fleuve gigantesque »[1]. Je veux dire : on ne sait plus reconnaître ici l’Hôtel de Ville, là la rue de Rivoli, les quais, les rues du Temple, des Deux-Portes-Saint-Jean (des Archives), ou celle qui s’appelait encore il y a trois ans à peine du Regnard qui pêche… qui semblent sécréter et vomir leur débordement de gens, des immeubles, des fenêtres, des toits, qui va jusqu’au Boulevard Sébastopol, plus loin encore…
Je suppose qu’ils crient ou qu’ils grondent. A voir les grimaces de leurs visages, on comprend qu’ils rient.
Nous sommes le mardi 28 mars 1871. La Commune est proclamée « dans une journée de fête révolutionnaire et patriotique, pacifique et joyeuse, d’ivresse et de solennité, de grandeur et d’allégresse »[2].
On ne sait pas ce qu’ils font là. On ne sait pas ce qui fait que, dans les rares moments importants de l’Histoire, les gens s’attirent et se coagulent, se regardent, se touchent, rient ou pleurent, c’est pareil, etc. J’imagine que certains seront venus pour faire les poches des passants. Je suis presque certain qu’ils ne les auront pas faites finalement, les poches, des gens qui ne sauraient sans doute pas dire eux-mêmes ce qu’ils veulent si on leur demandait.
Qu’est-ce que c’est la Commune ? Le droit pour le peuple de Paris d’élire son conseil municipal, droit qu’on lui refuse depuis toujours ? Une référence à la Commune insurrectionnelle de Paris de 1792, ce moment où le Peuple résiste à la bourgeoisie qui accapare la révolution de 1789 ? Ou encore ce projet de certains élus anarchistes d’une fédération de communes, des élus avec un mandat impératif et révocable ? De quoi est-il question ? D’une ville ? D’une nation ?
Dans le journal de centre gauche Le Rappel, on écrit, quelques temps avant, en espérant ces élections, que « La Commune de Paris qui sortirait de ces élections unanimes serait bien plus qu’un conseil municipal, – ce serait un conseil national. Une ville investie, surtout quand cette ville s’appelle Paris, peut se dire une nation. »[3] . Tandis que, plus tard, le journal, pourtant communard, le fils du Père Duchêne reprochera à la Commune cette confusion entre le national et le municipal : « Commune de Paris, telle que tu es, nous ne t’approuvons pas : Parce que tu as dépassé ton mandat ; Parce que tu avais été placée là pour administrer Paris et non pas pour lancer des décrets qui pouvaient n’être appréciés par le restant de la France ; Parce que nous voulions en toi nos franchises municipales, et que tu t’es érigée en gouvernement. »[4].
Qu’est-ce que la Commune alors ? Et si ceux qui sont là, dégorgés des immeubles et des rues ne sont pas sûrs, ceux élus n’ont pas l’air de savoir se mettre d’accord. Il se trouve que la politique est mue par cette croyance ahurie et fétichiste en la parole, la parole qui crée le monde, lors même qu’elle ne sait pas de quoi elle parle… Je veux dire : l’acte politique n’est qu’une parole et pour que cette parole se fasse acte politique, il faut qu’elle soit malentendue. Regardez cette réunion contrariée de jacobins romantiques avec des anarchistes – c’est-à-dire de démocrates radicaux – pour qui ce mot « Commune » vient s’inscrire en un point de prolifération de leurs discours qui n’est pas fait pour coïncider. Pour certains, après « l’émancipation » de « la bourgeoisie », « il y a plus de trois quarts de siècles », en 1789 donc, c’est « le tour de l’émancipation du prolétariat »[5] qui arrive. Ce n’est pas tant qu’ils s’attachent à critiquer ou subvertir les modalités du pouvoir, mais plutôt songent qu’il suffit de changer les hommes qui le détiennent… Quand d’autres n’ont pour cible que ces modalités, entrent en « guerre » contre les « vieilles conceptions de l’Etat unitaire, centralisateur, despotique » et réfléchissent à un « principe de l’autonomie des groupes librement fédérés et du gouvernement le plus direct possible du peuple par le peuple. »[6]. Mais on n’atteint jamais quelque chose comme un « point » où on s’y retrouverait tout à fait et ce ne sera donc pas fait pour nous étonner qu’un jacobin comme Delescluze, par exemple, qu’on attendrait défenseur d’un pouvoir centralisé, concevait « un projet d’organisation de la Nation décentralisée à l’extrême »[7]… [Note : confus. Trop de détails qui font que la chose échappe…]. Tous, en tout cas, ont un sentiment, une urgence, dont ils savent dire le nom sans hésiter : République.
Et ce qu’ils savent décidément, ceux qui sont là, ceux qui font disparaître Paris sous leurs chants et leurs cris, ce qu’ils pourraient presque toucher, c’est ce souffle vif et tenace de la Révolution. Une Révolution « contre la politique et les prérogatives gouvernementales, les privilèges parlementaires, légaux, financiers qu'elle institue »[8]… Une Révolution « expérimentale, positive, scientifique »[9]… Un moment, la seule et unique fois de l’Histoire où, pendant deux mois, le Pouvoir sera tenu et serré dans les mains du Peuple.
Les hommes agitent leurs chapeaux, les femmes leurs mouchoirs. Les Gardes nationaux défilent, font battre tambour et tirent des salves de canon depuis les quais. On chante : La Marseillaise, Le Chant du Départ. Même les plus hostiles à la Commune décrivent « un volcan de passions généreuses »[10].
Sur la place, on a dressé une estrade et posé un buste de la République. L’estrade est là pour ces hommes qui viennent d’être élus – Les femmes sont toujours exclues des élections –. Je ne sais pas si on veut pouvoir mieux les voir ou si on s’imaginent qu’ils ont vocation à s’élever voire à s’envoler… Les 15 élus des quartiers bourgeois, les 1er, 2e, 9e et 16e arrondissements, refusent de siéger. Ce sont donc les élus des quartiers ouvriers, qui ont donné une très large majorité aux Communards, qui se présentent au Peuple de Paris.
Et puis, le silence se fait. La rumeur s’étouffe peu à peu. Et le Comité remet ses Pouvoirs à la Commune : « La Commune est nommée. Ce résultat obtenu, nous remplissons le dernier terme de notre mandat en nous retirant »[11]. On entend mal ce que ce membre du Comité vient de dire. Les premiers rangs se retournent, répètent ; certains, quelques rangs plus loin, répètent à leur tour pour les gens derrière, etc.
Les mines de ces élus sont graves, inquiètes. Leurs visages, dans la profusion folle de couleurs de la foule, le rouge des drapeaux brandis, les jaunes, les verts, les violets des chiffons, le rose des pommettes et les bleus, les marrons humides des yeux, paraissent désolément pâles. S’ils ne savent pas, s’ils ne peuvent pas savoir que dans deux mois le Gouvernement face à eux commettra le plus grand massacre politique de l’Histoire de France pour étouffer cette Révolution et volera dans cette foule hilare, dans ces mines mangées par le rire, ces poitrines soulagées d’un poids qui semblait ne jamais vouloir s’évanouir, ces hommes et ces femmes, ces enfants, ces vieux, quelques 30 000 corps ; ils mesurent l’exigence, le défi de la tâche. L’un des élus, Arthur Arnould, se souvient : « Il fallait maintenant sortir de la théorie pour entrer sur le terrain des faits, passer de l’opposition à l’action, appliquer ces principes si longtemps proclamés. C’était un monde nouveau pour nous tous. »[12].
Et puis, tandis que les élus, des écrivains, des employés, des opposants politiques depuis toujours, qui ne savent rien du Pouvoir, mais qui y ont tant réfléchi, vont découvrir les lieux, se choisir un bureau dans un Hôtel de Ville abandonné par un Pouvoir qui a fui Paris pour Versailles depuis l’insurrection du 18 mars, la foule se disperse peu à peu. Certains fatiguent, d’autres ont faim, et puis les pleurs des enfants… Les rues se vident. On reconnaît à nouveau l’Hôtel de Ville, la rue de Rivoli, la place de Grève, les quais, qui ont l’air d’être là pour l’éternité. Quelques uns, excités par une joie qu’ils ne savent pas reconnaître, à laquelle ils ne peuvent pas se faire tout à fait, ne parviennent pas à se décider à partir, tardent, comme s’ils voulaient rester pour être sûrs… Parmi eux, quelqu’un se dit que la défaite est probable… Mais que si les hommes étaient vaincus, l’idée pourrait triompher : « Il s’agissait d’affirmer la Révolution sociale, l’avènement des classes déshéritées, de telle sorte que ce premier jalon ne pût être arraché désormais, et que la trace de pas de géant, empreinte sur le sol, indiquât la voie aux générations à venir. »[13].
Dimanche prochain : On reviendra un peu, beaucoup, en arrière pour comprendre le contexte…
[1] Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, 1929, p. 141.
[2] In Le Cri du Peuple, 30 mars 1871.
[3] Paul Meurice in Le Rappel, n°508, daté du 2 novembre 1870.
[4] In Le fils du Père Duchêne illustré, N°5, 17 Floréal an 79, p.5.
[5] Journal Officiel de la Commune, 20 mars, p. 45.
[6] Arthur Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, p. 137.
[7] Pierre Levêque, La commune de 1871, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2004, p. 38.
[8] Pierre Denis, cité par Maxime Jourdan, Le Cri du Peuple, ed. L’Harmattan, p. 237.
[9] Ibid., p. 117.
[10] Catulle Mendes, cité par Arthur Arnould, op. cit., p. 132.
[11] in Enquête parlementaire, sur l'insurrection du 18 mars, TIII, p. 49.
[12] A. Arnould, op. cit., p. 122.
[13] Ibid., p. 121.