Je me souviens d'avoir remarqué ce livre chez Brüsel. Il était sur la partie inférieure d'un présentoir consacré aux mangas "d'auteur". Il y est resté plusieurs années. Avait-il été oublié par le personnel qui n'a jamais pensé à le remiser dans l'arrière-boutique ou le liquider en solde ? Ce livre m'intriguait mais je ne pouvais me résoudre à l'acheter. J'espérais sans doute sur le moment où ce livre disparaîtrait de lui-même, vendu ou renvoyé.Je finis pourtant par l'acheter.Je n'imaginais alors pas avoir alors acheté un ouvrage aussi incroyablement en avance sur son temps !
L'auteur à San Franciso
L'auteur, Henry Yoshitaka Kiyama, né en 1885, a quitté le Japon pour rejoindre San Francisco en 1905. Il y a effectué de nombreux petits jobs, tout en suivant les cours de la San Francisco Art Institute. Artiste reconnu, il reçut plusieurs récompenses et fut exposé plusieurs fois à San Francisco. Il retournait régulièrement, comme beaucoup de ses compatriotes pour qui l'émigration n'était pas un voyage sans retour. Mais lors d'un séjour dans son pays natal en 1937, il fut surpris par la guerre et ne quitta plus le Japon. Il enseigna l'art dans une école de sa région d'origine jusqu'à sa mort en 1951. Il reste une fierté locale, reconnu comme un artiste qui combinait tradition japonaise et influence occidentale. Ses toiles sont régulièrement exposées au Yonago City Art Museum dans la Prefecture de Tottori."Portrait of a Woman" Kiyama
Mais ce n'est pas pour cela que je m'y intéresse. En 1927, il exposa ses toiles au Kinmon Gakuen (Golden Gate Institute). Mais en plus de ses dessins et peintures, il insista pour y exposer les 104 planches de son Manga Hokubei Iminshi "Une histoire d'immigrants nord-américains". Il y raconte la vie quotidienne de 4 immigrants japonais à San Francisco sur une période s'étalant de 1904 à 1924. Parmi eux, un artiste directement inspiré par l'auteur.Ce fut probablement l'une des premières expositions de planches de bande dessinée. Ce fut aussi l'une des premières bandes dessinées d'inspiration autobiographique, et de part la nature de ses héros, une des premières bandes dessinées à traiter d'une question sociale. L'auteur ne manque pas de mettre en scène les tensions raciales et sociales sur un mode humoristique. Il met en scène avec une surprenante simplicité les discriminations et le racisme plus ou moins exacerbé qui s'exprimait entre chacune des communautés. Il n'ignore pas les relations tendues avec les migrants chinois et relate avec une certaine candeur la rencontre avec un "nègre" qui fleure bon le racisme primaire à la "Tintin au Congo".Kiyama démarcha, sans succès, la presse locale pour publier ses planches. Il faut dire qu'outre un sujet plutôt surprenant, les personnages s'exprimaient dans leur langue maternelle, donc essentiellement en Japonais et dans un anglais parfois maladroit, ce qui handicapait sa diffusion. Lors d'un voyage au Japon, il décida finalement de s'autopublier et revint à San Francisco avec ce qui est l'un des premiers graphic novel directement publié, et non un recueil de planches parues dans la presse.L'historien Frederik L. Schodt découvrit par hasard ce livre au début des années 80 et entreprit de le rééditer, ce qui fut fait à la fin des années 90 sous le titre de 4 immigrants manga. La principale difficulté qu'il rencontra était liée aux dialogues. Kiyama avait pris le parti de faire parler les différentes ethnies dans leur langue maternelle: anglais, japonais, mandarin... Pour conserver cet aspect essentiel, il fut décidé de traduire le japonais en "bon anglais", lettré de manière moderne, et de conserver les textes anglais originaux dans leur lettrage manuel, plutôt malhabile et qui tient parfois plus du sabir. Cela provoque une forme d'inversion des rôles. Les 4 héros, qui sont présentés comme des étudiants, parlent normalement alors que les "américains de souche" parlent de manière malhabile et hésitante. Le lecteur passe alors de l'autre côté du miroir et se trouve du côté du migrant. Il faut bien sûr remettre ces planches dans leur contexte historique pour mieux comprendre certains événements ou la mentalité ambiante. Mais il se dégage de ce livre une certaine forme de légèreté. Kiyama y est léger sans être futile. Il capture une réalité difficile sans jamais tomber dans le misérabilisme. En fait, ce livre reste étonnamment lisible et même amusant alors qu'on pourrait craindre que ce témoignage exceptionnel ne puisse intéresser que des historiens et des sociologues.Une stèle à la mémoire de Yoshikata Kiyama