Les Petites filles de Décembre, Tome 3 : si seulement ...

Publié le 04 mai 2008 par Plume
Le fond de l’air était frais. De gros nuages s’accrochaient aux montagnes autour de la petite ville … Il allait probablement encore pleuvoir, songea Théa en enfonçant son cou dans le col de son blouson noir. Elle approchait du cimetière. Elle voyait les hauts pins qui se balançaient lentement, presque tristement, dans le souffle du vent. Quelques toits pointus et ornements funéraires à la mémoire des disparus. Au dessus de ce mur d’enceinte refait à neuf … Elle se demandait toujours quel besoin les hommes éprouvaient à enfermer ainsi leurs morts derrière des murs hérissés de tessons de bouteilles. Des hautes grilles aux pointes acérées. Tout juste ouvertes. Et à heures fixes. Comme si venir saluer un disparu nécessitait une heure particulière. Un instant prédéfini, décidé, calculé au plus juste. Comme s’il était inconcevable de poser un genou ou une fleur sur la tombe et murmurer un petit mot gentil à n’importe quel moment du jour et de la nuit. Un moment où l’envie juste pousse au recueillement et au souvenir. Peut-être n’était-ce pas la bonne heure ? Théa mordit ses lèvres avec dépit. Puis sourit dans le vent léger qui sentait la pluie et soulevait sa frange brune … Aucune importance. Ce n’étaient pas des murs ni des grilles qui l’empêcheraient de s’agenouiller sur sa tombe. Elle pressa le lys contre sa poitrine, le cœur battant à tout rompre … Elle n’avait jamais pu. Jamais. Même pour faire plaisir à Alicia. Elle était tellement vivante en elle. Sa voix douce murmurant toujours à ses oreilles les mots qui calment les peurs et font rêver … Et la berceuse russe l’enveloppait encore de ce sommeil sans cauchemars ! Alors venir sur une tombe… Non. Impensable. Elle était si vivante dans son cœur ! Et puis elle avait lu la lettre. Réalisant soudain que c’était vrai. Que vraiment elle était partie. Sans elle. Sans la jolie enfant brune qu’elle serrait si fort contre son cœur sous les étoiles, là-bas, près de cette petite maison, la dernière du village ... L’enfant aux grands yeux noirs levés, pensivement, vers une lune bien ronde où souriait toujours une princesse morte d’avoir trop aimé. Cette enfant aux longues boucles d’ébène attachées avec le ruban rouge qui s’assoupissait alors contre son visage pour ne pas voir les larmes qui noyaient son regard. Cette enfant qu’elle n’avait pas oubliée. Jamais oubliée. Elle avait ressenti alors ce besoin intense de venir lui parler … Elle ne savait pas trop ce qu’elle lui dirait. Peut-être rien. S’agenouiller juste, rester là. Essayer encore de sentir sur ses cheveux la tendresse de ses caresses. Ou de l’entendre lui chuchoter le chant de ses ancêtres ukrainiens. Perdu au fond de sa mémoire. Peut-être beaucoup. Toute cette vie gâchée, brisée. Incompréhensiblement, inutilement. Elle aussi avait cessé de vivre il y avait treize ans. Peut-être juste un mot. Qu’elle ne l’avait pas oubliée, elle non plus, et qu’elle ne l’oublierai jamais. Mama Ella, maman… Des larmes voilèrent sa vue. D’un mouvement rageur, elle essuya ses yeux, respira profondément … Elle poussa la grille. Qui s’ouvrit lentement en grinçant sur ses gonds. Elle en éprouva une grande satisfaction. C’était la bonne heure. « Je suis de retour, mama Ella … »  Etrangement calme et sereine, elle posa doucement le lys sur la pierre rose, alors que la pluie, fine et froide, se mettait imperceptiblement à tomber et à mouiller les tombes fleuries... La plupart à outrance. Mais c’était sans doute une façon comme une autre de se faire pardonner son indifférence aux vivants. « Attends-moi … »  Un sourire fugitif éclaira le brun rêveur de son regard. Sa main s’attarda un instant sur la plaque dorée où son prénom avait été gravé …