Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots par Sabine Huynh

Publié le 09 octobre 2013 par Angèle Paoli
Sylvie-E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots,
Éditions Rougerie, 2013.
Avant-propos de Sylvie-E. Saliceti.
Postface de Bruno Doucey.


Lecture de Sabine Huynh



Ph., G.AdC

JE COMPTE LES ÉCORCES DE MES MOTS :
DES POÈMES-SÉPULTURES À LIRE AVEC RECUEILLEMENT


D’un sommeil torride
je me suis réveillée
Je compte les étoiles
de mes mots
et me consacre
à la nuit

(Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots)

L’arbre resterait à célébrer, si le désert n’était partout.
(Edmond Jabès)
Par son titre, Je compte les écorces de mes mots de Sylvie-E. Saliceti (Rougerie, 2013) se place dans la lignée de la littérature de la Shoah et de la poésie de Rose Ausländer, la poète juive d’origine ukrainienne dont les textes sont marqués par l’Holocauste et l’exil. Le recueil de S.-E. Saliceti s’enracine en effet dans l’extermination des Juifs d’Europe et plus précisément des Juifs d’Ukraine. Il est dédié « Au petit garçon de la forêt qui jouait / à renvoyer les poignées de terre / À toutes les victimes, imprononcées, / de Lissinitchi ». Ces mots annoncent des textes où se répondent la beauté de la vie et la tragédie incommensurable : « La vie. La voix. La mémoire » (S.-E. Saliceti, avant-propos). Tout comme chez Rose Ausländer, la poésie de S.-E. Saliceti est ici concise et lucide, alternant longs poèmes et tercets aux vers brefs et porteurs d’une densité émotionnelle tangible, sous-tendus par une grande complexité historique et philosophique. J’entends une poésie engagée, ancrée dans l’histoire et les témoignages, que S.-E. Saliceti a consultés (comme elle le précise) « soit aux archives soviétiques de la ville de Lvov, soit au [...] Centre Européen pour la Recherche et l’Enseignement sur la Shoah à l’Est, soit [...] auprès de témoins sur place, lors d’un voyage d’études en Pologne et en Ukraine en février 2011 ». Poésie de circonstance, oui, mais aussi et surtout, nous allons le voir, poésie qui ouvre les yeux ; poésie de lumière, qui fait voir et entendre intensément ; poésie de l’éternel, comme le magnifique « texte-sépulture » qu’elle est. ce que je vous relate est arrivé
dans ma mémoire recomposée

(« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots) Ces poèmes, teintés d’un lyrisme mesuré, sont énonciation de réalité, car la poète, devenue « exhumatrice » et gardienne de l’indicible, nous fait part de la douleur inconsolable éprouvée en foulant le sol de la forêt de Lissinitchi, dont les racines des chênes plantés par les nazis pour dissimuler les fosses communes s’entremêlent avec les corps de deux cent mille victimes. Les témoignages qui glacent le sang, placés en exergues de certains poèmes par S.-E. Saliceti, rappellent que le génocide n’a pas été seulement commis au sein de l’espace concentrationnaire : la Shoah par balles a aussi joué un rôle terrible dans l’extermination des juifs d’Europe orientale, puisqu’il s’avère qu’entre 1941 et 1944, plus d’un million et demi de personnes ont été assassinées au fusil et à la mitraillette par des commandos de SS. La Forêt sur les Juifs est le nom donné « après » au lieu-dit La Sablière de Lissinitchi. Aux Sablières qui a planté
des branches dans la chair des enfants ? l’homme et son poème continu
martèlent cette question : qui
donc a eu l’idée de crucifier l’étoile dans
le sable ?

(« Lieu-dit La Sablière », Je compte les écorces de mes mots) Bruno Doucey nous signale dans sa remarquable postface à l’ouvrage que, « dans un livre dont le titre fait écho à celui de Sylvie-E. Saliceti, Écorces, l’historien Georges Didi-Huberman signale qu’à Birkenau “le lessivage des pluies a fait remonter d’innombrables esquilles et fragments d’os à la surface des sols” et qu’il n’est, curieusement, pas venu à l’idée des nazis de détruire ces sols ». Soulignons l’importance de la postface de Bruno Doucey, fine et riche, dont je citerai encore des extraits dans cette chronique.

Il dit
Je suis monté sur l’arbre. Les fosses étaient déjà creusées, dans la forêt juste à côté. Les corps ont brûlé toute la journée et toute la nuit pendant six mois.
(S.-E. Saliceti, exergue au poème « Une voix », Je compte les écorces de mes mots)


Ph., G.AdC La Forêt sur les Juifs est une forêt de chênes. Je me demande si les nazis savaient que certains linguistes s’accordent pour dire que le mot chêne vient du judéo-français chasne, chaisne, chesne et que les premières traces de ce mot remontent aux textes de l’exégète juif Rachi... Que ce mot est associé à la lettre hébraïque dalet, qui symbolise le passage, puisqu’il renvoie à la notion de porte (le mot délèt en hébreu, « porte »), une porte qui peut s’ouvrir vers l’espoir, la lumière (comme elle peut rester fermée). Que cette lettre, lorsqu’elle est écrite à la main, en cursive, représente un homme courbé, humble... Que cet arbre, symbole de force, de pérennité, d’élévation, était mentionné dans la Genèse, sous l’appellation de « térébinthe de Moré » (Gn. XII, 6) et révéré par les Hébreux (Yhwh serait apparu à Abraham près de ce chêne, que même le feu ne pouvait dénaturer ni spolier)... Sans oublier, dans la mythologie grecque, le sanctuaire de divination de Dodone, où les oracles et les vérités étaient prononcés par un chêne, à travers le bruissement de ses feuilles dans le vent... Ainsi, le langage triomphe de la perversion nazie et défait la logique implacable des génocidaires. par-dessous le branchage je vis
une ombre une silhouette
courbée recueillie dans l’aurore
une ombre
une révérence
qui était cette écorce ? une autre,
ployée puis une nouvelle encore

(« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots) Bruno Doucey, toujours au sujet des bouleaux du camp de Birkenau, précise que « l’écorce de bouleau est un résidu plus riche qu’on ne le croit. Par sa surface fine et pérenne, comparable à celle du papyrus, il fut utilisé comme support d’écriture bien avant l’invention du papier. Les nazis savaient-ils qu’une abondante littérature, essentiellement en Russie, était consignée sur l’écorce de bouleau ? Que des hommes et des femmes déportés dans les camps de la mort se serviraient de ces écorces pour laisser trace de leur passage ? »


« Parfois, un arbre parle » (Rose Ausländer) ; la forêt tressaillit aux sons que font les oiseaux, les abeilles, la pluie ; S.-E. Saliceti sait écouter et saisir la beauté de tous ces chants de vie.

alors je me tournais d’un seul espoir
vers le langage de
l’oiseau
Tsipor
l’oiseau de Lissinitchi dont la bouche
chantait
à l’intérieur du rocher et
comme Rose Ausländer
j’ai compté les étoiles des mots –
elles étaient enveloppées d’écorces
et gisaient par terre
dans le bois

(« Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots) Les poèmes de S.-E. Saliceti – grande poésie, poésie du courage par excellence – œuvrent contre la gangrène du silence et du négationnisme. La poète n’a pas peur de prendre les faits et les témoignages à bras-le-corps et, même si elle constate, dans l’avant-propos du livre, l’effrayante carapace de silence enveloppant l’horreur, sa parole choisit de ne pas reculer devant lui, quitte à s’enfoncer dans sa forêt, à plonger dans ses racines, à la recherche de voix qui n’attendent que de sourdre. L’une d’elles est bien sûr la sienne, sa propre voix de poète porteuse des voix tu(é)es.

Je recule partout. Devant l’indicible. Entre les fleurs. Un retrait par simple peur d’un glissement du pied sur la mousse. La colline est un charnier. Je recule devant le silence.
[...]
Quelque chose se dresse en moi contre ce silence. Est-ce mon enfance enfouie ? J’entends le chant d’une grand-mère allumant les bougies de shabbat, aussi droites que des majuscules. Écrire devient l’urgence.
(Avant-propos, Je compte les écorces de mes mots)

une voix s’approchera-t-elle enfin ? un poème
une voix une seule et c’est le ghetto entier des montagnes qui chante
(« Une voix », Je compte les écorces de mes mots) Le feu de la mémoire est ravivé dans ces pages avec des paroles-étincelles dont la poésie, nécessaire, jaillit dans la nuit barbare, allant ainsi à la rencontre de la formule du philosophe Theodor Adorno. Jaccottet, dans La Seconde Semaison, écrit : « S’approchant de la mort, il faudrait pouvoir s’y adosser pour ne plus voir que le vivant ». Et ce n’est pas un hasard si le recueil de S.-E. Saliceti s’achève sur le nom de Celan, poète très présent dans ce livre, poète qui partageait le questionnement d’Adorno (qui lui-même lisait et estimait Celan), mais qui, au lieu du silence, opta pour la poésie, fût-elle de l’abîme. « Le silence des poètes n’est plus possible depuis Auschwitz », affirme Bruno Doucey dans la postface de Je compte les écorces de mes mots. Ausländer, Jaccottet, Celan, mais aussi Desnos, Mandelstam, Chalamov, Levi... Les mots des poètes tissent des réseaux d’échos dans le livre de S.-E. Saliceti, et, pour en appeler à ce que disait Mallarmé, « ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries ». une étoile de bois, bleue,
faite de petits losanges, aujourd’hui, par
la plus jeune de nos mains. Le mot, pendant que tu fais tomber du sel de la nuit,
le regard
cherche à nouveau la galerie du vent :
— une étoile, entre-la,
entre l’étoile dans la nuit
(— dans la mienne dans
la mienne)

(Paul Celan, Grille de parole) Briser le silence de l’oubli et de l’effroi avec la poésie car, comme nous le comprenons avec S.-E. Saliceti, aujourd’hui nous sommes après l’écriture ou la vie, et la poète a choisi l’écriture, pour témoigner et rendre hommage, et donner une sépulture aux morts, même si la langue souffre, tel un arbre malade. L’anéantissement d’un peuple passe par la destruction et le pervertissement de sa langue. Comme Paul Celan, S.-E. Saliceti garde la mort du langage constamment à l’esprit : « Le génocide, n’est-ce pas le lieu de l’écroulement du langage ? » (avant-propos). c’était avant l’écriture ou la vie
avant le ghetto de la langue
aux cheveux blancs
il était une fois un lieu pour
l’écroulement du langage
le tyran force les mots La phrase simple
est violée quand
il part Pour une fois écoute mon enfant Regarde
le mot se pencher
devenir aussi malade
que le cerisier de notre jardin
Goûte cette amertume
ce langage truffé de vers [...] le langage partout erre sans abri
le langage pleut


[...] pour une fois écoute mon enfant
Mon jeune cerisier debout J’ignorais
que pût exister un pays
où le langage s’étend au pied
des bottes et se tord
comme ces pieux de fer

sur les laves de Belzec
Schlof Mayn Kind [...] ici
une langue a brûlé

(« Pays du langage couché »,
Je compte les écorces de mes mots) Le titre du poème « Si c’est un poète » renvoie directement au titre du livre autobiographique de Primo Levi, Si c’est un homme. Chez S.-E. Saliceti, « la poésie est / un grand-père », un homme donc. Pour Primo Levi, l’homme a perdu son humanité, pour Sylvie-E. Saliceti, le poète a perdu sa langue. il murmure que
la poésie est
un grand-père
un signe d’ordre à l’espérance [...] Si c’est un poète entendra-t-il la plaie de la parole ?
(« Si c’est un poète », Je compte les écorces de mes mots)



Ph., G.AdC

« Qui était cette écorce ? », demande S.-E. Saliceti, mettant en équation le mot, l’arbre, l’humain et la lumière. Le mot est tout, à la fois forme et substance, contenant et contenu. Il est un arbre-homme-fait-de-mots, habillé, pourvu d’écorces, d’enveloppes protectrices, où l’on peut écrire, y graver le nom, la mémoire. L’écorce externe, morte, protège la vie de l’écorce interne, et du tronc. La peau du mot a été brûlée. Pour ne pas succomber au désespoir, « nous tous qui sommes les enfants des disparus. Des survivants, miraculés que nous sommes d’être nés plus tard, d’être nés ailleurs » (Bruno Doucey, postface), efforçons-nous de croire que la destruction n’a atteint que l’aspect visible, exposé, vulnérable, le sens corruptible en somme, périssable, et que le plus important est en-dessous, invisible-invincible ; et la sève, le sang, affluent vers le cœur de l’arbre, de l’être, dont la flamme de vie reste toujours allumée, intacte, recueillie par la langue au-deçà qu’est la poésie. Le mot « écorce », du latin impérial scŏrtea, « manteau de peau », m’évoque le schmatte yiddish (du polonais szmata, « chiffon, torchon, sans valeur ») : par le biais de sa langue poétique, S.-E. Saliceti célèbre les êtres humains que les nazis ont tenté d’avilir dans leur volonté d’en faire des poupées de chiffon juste bonnes à jeter au rebut. il y a aussi ce mot interdit : homme
car là-bas l’appel des noms
tatoue le bras d’un chiffre bleu
ici le signe de l’ordre
claque son fouet : Wstawac ! debout
chiffon !

[...]

je suis le détenu pas l’homme
une poupée un torchon

(« Pays du langage couché »,
Je compte les écorces de mes mots) Les vers de S.-E. Saliceti sont à suivre comme des fêlures, des incisions dans le silence : à la fois douleur et « lumière entre les ramures du bois » (Jaccottet), ils sont vertige, qu’ils fixent et donnent. Reste cette béance... Peut-on la combler avec des mots ? Peut-on avoir des mots pour sépulture ? Avec la poète, je veux y croire, d’autant plus qu’une parole provoquant un tel ébranlement chez le lecteur est tout sauf vaine. Ses poèmes, émergeant de couches de silence (inhumer, n’est-ce pas déposer un corps dans l’humus ?), ne peuvent qu’en contenir beaucoup, mais leurs silences font de ces textes les lieux de recueillement qui manquent à la forêt de Lissinitchi : la forêt et le recueil endossent un caractère sacré. Leurs racines vont chercher très loin, sous et au-delà de la Forêt sur les Juifs, pour ramener à l’air pur la beauté originelle. Les mots sécrètent le suc de vie qui s’élève dans les troncs, permettant ainsi aux victimes-arbres de renouer avec la grâce et la force de l’environnement naturel ; les branches et les feuilles s’élancent vers le ciel, vers la lumière. En lisant Je compte les écorces de mes mots, j’ai repensé au Livre des questions d’Edmond Jabès (livre que j’ai découvert avec fascination il y a une dizaine d’années à l’université hébraïque de Jérusalem). Jabès croyait à « la mission de l’écrivain » : « Il la reçoit du verbe qui porte en lui sa souffrance et son espoir ». Je compte les écorces de mes mots est un livre qui pose l’écriture comme devoir de mémoire, devoir d’être, comme geste fondamental, celui d’écrire avec et contre. Et Jabès de dire : « Écrire, maintenant, uniquement pour faire savoir qu’un jour j’ai cessé d’exister ; que tout, au-dessus et autour de moi, est devenu bleu, immense étendue vide pour l’envol de l’aigle dont les ailes puissantes, en battant, répètent à l’infini les gestes de l’adieu au monde ». Les vers de Rose Ausländer me reviennent également en mémoire. Dans le poème « Deuil II », elle se demande « Comment / endurer / l’éternel deuil ? », et répond : « Chercher / une minuscule étincelle / dans l’obscurité ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit avec la quête et l’écriture de S.-E. Saliceti, qui s’apparentent à une écoute incomparable, une véritable communion avec les victimes et leur forêt : la poète libère les étoiles piégées sous les écorces muettes. Plus petite qu’une paupière
d’oiseau – ma bouche
se tait pour écouter

(Je compte les écorces de mes mots) Par leur concision et leur rigueur formelle, endiguant la densité émotionnelle, les poèmes de ce recueil majeur ne sont pas sans évoquer les haïkus modernes écrits après la catastrophe de Hiroshima, en particulier les muki-teki haiku (litt. « haïku sans kigo, sans mot de saison »), dont la fonction de dire l’atrocité se devait d’exclure l’inscription des saisons, puisque celles-ci ne pouvaient plus se lire dans la nature dévastée. Les vers brefs et subtils des poèmes de S.-E. Saliceti (tel ce tercet qui évoque une déportation en renvoyant à une autre : « Quelle est cette étoile sous / l’écorce – la tribu perdue ? ») possèdent également la douceur d’un baume, d’une caresse ; telles des épitaphes, ils restituent en quelque sorte aux victimes leurs dernières paroles. Malgré le gouffre de violence sur lequel elle a été amenée à pousser, la forêt de Lissinitchi ne peut pas n’être que funeste. Espace de vie, espace sacré, la lumière émane même de son sous-bois. La poésie méditative de S.-E. Saliceti contribue à davantage la nimber de mystère et d’intimité, invitant ainsi à la contemplation, qui exclut la colère et la haine. Je compte les écorces de mes mots est un recueil de poésie éthique, qui renoue avec l’une des fonctions premières de cet art, à savoir la réaffirmation de l’invincibilité de la beauté du monde et de la valeur inaliénable de la vie : le langage poétique de S.-E. Saliceti en porte sans conteste l’éclat, d’autant plus difficile à dire que celui-ci jaillit d’un sombre charnier. Il s’agit bien, comme l’a écrit Philippe Jaccottet, d’« opposer au néant ignoble la beauté la plus éclatante, la plus dense, la plus ferme possible : pour le plaisir, la jouissance et l’honneur ». La vie continue de s’écrire dans ces textes. Quand je ne serai plus
le soleil brûlera encore
Les planètes tourneront
obéissant à leurs propres lois
autour d’un centre
inconnu de tous
Le lilas sentira encore
aussi bon
et la neige dardera ses rayons blancs
Quand j’aurai quitté
notre terre amnésique
parleras-tu
encore un peu
mes mots ?

(Rose Ausländer, trad. de l’anglais : S. Huynh) quelle est cette branche en
broussaille qui sort de terre ? elle semble
une barbe blanche sur
un visage
et cette feuille rousse, ouverte ?
est-ce la main
d’un petit garçon ? c’est un poème mon bel enfant
la berceuse de La Forêt sur les Juifs
c’est le tombeau de l’étranger

(Sylvie-E. Saliceti, « La branche et la feuille »,
Je compte les écorces de mes mots)


Poèmes concentrés, bribes poignantes arrachées à l’extermination et à l’obscur.

m’entends-tu ? l’ombre
par poignées ne cesse d’ensevelir
les anges

(« Lettre à Adonaï », Je compte les écorces de mes mots) Poèmes d’une poète gardienne de noms, d’une femme de fidélité, respectueuse des derniers devoirs, qui exauce splendidement le vœu qu’elle énonce dans l’avant-propos : « Les arbres ont poussé sur les corps. Ni prénom. Ni date. Pas même un écriteau. Pour eux, je voudrais un texte-sépulture ». Là-bas le soleil roule sur
un chariot sans bouquet
où s’entassent les peaux
en parchemins
Les roues de la carriole tracent leurs
encres sur la neige
Deux lignes aussi droites que
Les flèches du chamane
Je sais le rituel de la parole
Le rituel de l’étoile
Le rituel de l’écorce

(« Je sais que le soleil tourne autour de la forêt »,
Je compte les écorces de mes mots) Isaïe a dit qu’il leur donnerait
dans sa maison et dans ses murs
un mémorial – Yad –
et un nom – Shem –
qui ne seront pas effacés

(« Oraison pour une oraison »,
Je compte les écorces de mes mots) Puissance considérable de ces poèmes-refuges, poèmes d’éloge, poèmes-oraisons, poèmes-sépultures ; « Kaddish silencieux » pour des êtres « imprononcés / sous les arbres » (S.-E. Saliceti), aux noms avalés par le silence, car « pour autant, les références à la poésie comptent moins que la présence bouleversante et discrète des anonymes » (Bruno Doucey, postface). Poèmes bâtisseurs de la dernière demeure. Poèmes absolument essentiels. Parole libératrice. Et sous le soleil, chaque mot s’ouvre comme une fleur dans le poème-arbre, il est expression de vie, main ouverte ; noms à dire, à graver dans la pierre. Qui suis-je
quand les nuages pleurent :
un hôte étranger
sur une plage étrangère
j’attends
que le soleil m'aime
à nouveau
avec sa raison dorée

(Rose Ausländer, Je compte les étoiles de mes mots)

cette étoile est une forêt de corps
alors m’appelèrent
ceux dont la bouche
terreuse les empêchait de dire
leur nom

[...]

alors je me suis assise
près d’eux – les imprononcés dont
les prénoms dormaient
sous nos chaussures

(Sylvie-E. Saliceti, « Les imprononcés », Je compte les écorces de mes mots)



Ph., G.AdC

Il n’est donc pas surprenant que le recueil de Sylvie-E. Saliceti se termine sur un nom, en l’occurrence celui de Celan, annoncé par la couleur rouge. Le rouge du langage, mais aussi de la plaie béante, de la violence insoutenable, du cri à vif : le rouge de Soutine... Qui en appelle à la création artistique, à l’écriture. Retour à Celan, encore et toujours : écrire, pour que fleurisse la pierre.


Sabine Huynh
D.R. Texte Sabine Huynh
pour Terres de femmes




BIBLIOGRAPHIE

• Ausländer (Rose), Je compte les étoiles de mes mots, traduit et présenté par Edmond Verroul (L’Âge d’homme, 2000).
• Ausländer (Rose), Mother Tongue, traduction anglaise : Boase-Beier, Jean et • Anthony Vivis (Arc Publications, 1995).
• Celan (Paul), Choix de poèmes réunis par l’auteur, édition bilingue, traduction et présentation de Jean-Pierre Lefebvre (Gallimard, 1998).
• Celan (Paul), Grille de parole, édition bilingue, traduction de Martine Broda (Christian Bourgois, 1991).
• Jabès (Edmond), Le Livre de l’hospitalité (Gallimard, 1991).
• Jaccottet (Philippe), La Seconde Semaison : carnets 1980-1994, (Gallimard, 1996).
• Jaccottet (Philippe), Une transaction secrète (Gallimard, 1987).
• Jaccottet (Philippe), Paysages avec figures absentes (Gallimard, 1976).
• Mallarmé (Stéphane), Divagations (1897).
• Saliceti (Sylvie-E.), Je compte les écorces de mes mots (Rougerie, 2013).



SYLVIE-E.-SALICETI


■ Sylvie-E. Saliceti
sur Terres de femmes

→ Le bâtelier
→ La danse de Sakuntala
→ (dans l’anthologie Terres de femmes) La grenade

■ Voir aussi ▼

→ (sue La Pierre et le Sel) une recension de Je compte les écorces de mes mots par Pierre Kobel

■ Autres notes de lecture de Sabine Huynh
sur Terres de femmes

→ Matthieu Baumier, Le Silence des pierres
→ Romain Verger, Fissions




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