Franz Kafka: "Le chemin est souvent long et difficile, qui mène de l'impression à la connaissance, et beaucoup de gens sont tout simplement de piètres voyageurs".
WOODSTOCK ROAD . - Je ne savais trop ce qui m'attendait là-bas, à Sheffield, où j'allais me retrouver cet après-midi après avoir débarqué à Manchester. Nous nous connaissions, avec Bona, depuis sept ans, sans nous être jamais rencontrés que sur la Toile. J'avais lu ses livres et je les avais chroniqués, il m'en avait remercié par une flamboyante Fleur de volcan, j'aimais son humour et nous partagions pas mal de passions en littérature et en peinture, en musique et sur les choses de la vie; nous avions failli nous rencontrer à Béziers quand il s'y trouvait en résidence d'artiste, mais cela ne s'était pas fait, les années avaient passé, il s'était ensuite installé à Sheffield avec les siens où il était devenu Master of Arts.
Or je me demandais encore, ce matin, qui était vraiment ce Bona-là en me rappelant d'autres échanges sporadiques de toutes ces années, mais à son premier sourire immense et à son premier rire, à l'aéroport de Manchester où il est venu me chercher, j'ai tout de suite perçu, chez ce Bona en 3D à la fois plus jeune et plus vif que je ne l'imaginais, le bon compère que je m'étais figuré de plus en plus en plus précisément dans nos échanges virtuels et plus-que-réels devenus quasi quotidiens.
L'autre énigme, évidemment, tenait à la personne qui partage la vie de cet ami plutôt discret, dont je savais juste qu'elle portait un double prénom de lumière et qu'elle lui avait donné deux enfants également prénommés à l'africaine, la fille aînée portant le nom d'une pierre précieuse et le grand ado de quinze ans fan d'Avendgers celui du parangon virtuel de la perfection. Or, dès notre arrivée à Woodstock Road (rien que ce nom me faisait jubiler d'avance !), dans cette rue montante à l'enfilade de maisons de brique à bow-windows -dès entrouverte la porte de mes hôtes ce serait cet autre sourire et cette même malice, et quelle grâce ajoutée !
(Sheffield, ce 12 novembre 2012)
COLLINES.- Entretemps j'avais déjà repéré, dans le train de Manchester à Sheffield, des banlieues de la grande ville aux campagnes déroulées, la nature anglaise dont je ne connaissais guère jusque-là que les évocations littéraires, de Thomas Hardy à Ian McEwan; puis ce fut cette ville de Sheffield que j'imaginais toute grise ou noire de son passé industriel, que je découvrais aussitôt pleine de charme et tout entourée de collines, toute dorée aussi et mordorée par les couleurs de l'automne...
BONNARD. - On peut parler peinture, ou parler musique, on peut se la jouer spécialiste, on peut parler littérature et briller sans se rencontrer vraiment. Mais sonder la couleur, traverser le mur des sons, se retrouver au bout de la nuit des mots est autre chose.
Or c'est cela même que, depuis des années, même à distance, même sans se rencontrer jusque-là, je partageais avec mon occulte compère Bona: cette fusion sensible et cette effusion. Déjà j'avais fait écho aux mots de ses livres, et lui aux miens. Déjà les noms de Goya, de Soutine ou de Delacroix, déjà son soliloque du Caravage en sa dernière nuit, et mes propres échappées lyriques ou picturales, nous avaient fait nous rencontrer hors de tout propos convenu, et voici que ce seul tableau de Bonnard, au Musée de Sheffield, aura scellé pour ainsi dire cette espèce d'alliance échappant à tout discours de pions cultivés...
Il n'y a qu'un Bonnard au Musée de Sheffield, mais ce tableau nous a réunis, en ce moment précis et comme jamais avant, avec mon compère Bona, en cela qu'il fait réellement événement, concentrant toute la grâce secrète d'une intimité féminine à la fois voilée et dévoilée, toute de présence incarnée et toute de pure peinture.
Il y a là, comme dans l' Olympia de Manet, l'expression même de la nudité féminine, mais ici surprise plus encore qu'exposée, fondue au noir mystérieux et tirée de là par les ors bleutés de la chair à la fois légère et lourde aux hanches, mélange de pudeur et d'offrande, le visage juste masqué par le désordre confus de la chemise retirée et le bras commandant au mouvement; et tant d'autres choses suggérées par le grand et le petit triangle et la douce polyphonie des couleurs mordorées...
MELTING POT.- Mon compère Bona me dit qu'en ces lieux, de l'école au café ou de la rue à l'église, tout propos ou tout comportement raciste est illico dénoncé et puni par force de loi et de police, et cela me semble réjouissant à proportion d'une expérience réelle de l'empire en évolution. Rien à voir, à mes yeux, avec la récente affaire du couturier français traîné en justice médiatique pour ses propos écervelés évoquant son "travail de nègre", qui relève à mes yeux de la comédie hypocrite, de même que les incantations vertueuses de la political correctness à l'américaine. Une chose est en effet l'affectation d'antiracisme et ses postures, et tout autre chose la position de respect, même distant, voire méfiant, acquise dans la réelle proximité.
MAISONS ET JARDINS. - Les alignées de maisons de brique à bow-windows pourraient faire craindre la monotonie, mais pas du tout. En ce qui me concerne en tout cas m'est apparu d'emblée, à Sheffield, un ton me convenant mieux dans sa variante middle class qu'en Allemagne ou qu'en Autriche ou qu'en Suisse où le mitoyen m'a toujours glacé par son uniformité plus ou moins exsangue, à laquelle échappe évidemment Amsterdam et ses environs de Flandres.
Il est des maisons dont on peut rêver, et d'autres non. Or la maison des Bona, faite de quatre pièces sur trois étages reliées entre elles par un vertigineux escalier à la manière amstellodamoise (nécessité de place fait loi) est du genre à favoriser les rêves topologiques dont parlait Walter Benjamin dans ses ruminations urbaines - c'est à quoi je songe ce matin en savourant la confiture de gingembre du breakfast de mes amis tandis que la conversation roule déjà comme il sied en milieu civilisé.
DE LA CONVERSATION.- L'amitié se mesure ainsi, à mes yeux, à la qualité de la conversation, où le gossip et la chiacchierata ont évidemment leur bonne place; mais sans passions partagées, ni substance, ni fantaisie, ni folie même: point d'amitié vivante à mes yeux. Or je ne serais pas venu jusqu'à Sheffield sans être à peu près sûr d'y trouver un écho vif, et quoi de plus vital en effet ?
On nous bassine de nos jours sur le manque de reconnaissance, et certes elle est souhaitable et légitime en cela qu'elle vivifie le lien social, mais on ne meurt pas du manque de reconnaissance tandis que sans écho vivant et parlant l'on crève. Or nous avions parlé toute la soirée et jusque tard dans la nuit de l'Afrique et de nos mères et pères et de villes la nuit et de livres et de mille autres choses, et maintenant nous étions en ville, et de pubs en jardins (Sheffield compte autant de ceux-ci que de ceux-là) nous n'en finissions pas de ne pas voir le temps passer en ne discontinuant de parler - et c'est cela aussi l'amitié: que le temps y passe sans qu'on s'en lasse...
Celui qui découvre les collines du Yorkshire / Celle qui emmène son yorshire Pussy au restau Nonnas du coin de la rue où elle lève des gigolos possiblement amateurs de chair boucanée / Ceux qui remontent le fleuve de leurs souvenirs, etc.
BONA. - Annie Dillard dit quelque part qu'un écrivain étudie la littérature en écrivant, plus qu'il n'observe le monde, et de même les peintres étudient-ils la peinture en peignant. Plus encore, un peintre des amis d'Annie Dillard affirmait qu'il peignait à cause de l'odeur de la peinture. Or en regardant mon compère peintre Bona Mangangu regarder la peinture je voyais encore autre chose: qu'il détaillait les détails comme un tailleur tâte une étoffe, en homme de métier et donc en parfait connaisseur.
Il y a du méditant oriental en mon compère Bona, multipliant d'une part les grandes pièces à lents glacis bruns mordorés "montés" en transparence, et du semeur aussi à grands gestes ardents qui balances ses semis stellaires à grands gestes impérieux. Or ces deux moments correspondent, aussi, à la complexion même de l'artiste, à la fois puissant et pensif, un peu sauvage et très civilisé, d'Afrique tellurique passée à Paris au filtre des intelligents, mais sans aucune pose, et l'inventaire reste sommaire mais l'oxymore d'une douce violence pourrait convenir pour le moment...
Mon compère Bona sait ce qu'il fait, tant en peinture que dans ses écrits. En principe j'étais venu à Sheffield pour envisager la publication de son essai poétique sur Le Caravage, mais nous avons parlé de tout autre chose et j'ai dû attendre le dernier jour pour voir enfin ses oeuvres roulées et cachées dans tous les recoins de son logis de Woodstock Road. Est-ce orgueil ou modestie dans un monde où les fausse valeurs surabondent ? À vrai dire il est de l'espèce de plus en plus rare de ceux qui aiment ce qu'ils font et qui le font au mieux de leur art - or je vois en lui l'un de ces "quelques-uns", parmi mes amis, qui m'aident le mieux à respirer, et ce n'est pas rien...
(Sheffield, ce 17 novembre)
Celui qui se connaît assez pour se reconnaître / Celle qui trouve la paix en celui qu’elle appelle Dieu faute de mieux dit-elle / Ceux qui pressentent la mort avec une telle intensité qu’ils en deviennent plus doux, etc.
(Extrait de L'échappée belle, ouvrage à paraître en janvier 2014).
À lire absolument: le texte de Bona Mangangu intitulé Joseph le Maure, relatif au célébrissime Radeau de la Méduse de Géricault et accueilli sur le site de François Bon:http://nerval.fr/spip.php?article88