Le 12 octobre, les toros et un curieux regalo, par Dominique Fournier

Publié le 24 octobre 2013 par Slal

Séville, Paris, octobre 2013

Le 12 octobre, les toros et un curieux regalo

Je suppose que d'autres plus assidus que moi aux fêtes taurines auront eu l'occasion d'assister en France, ou en Espagne, au regalo, au toro supplémentaire offert par l'un des matadors du jour à la fin d'une corrida formelle, ou d'un festival. Ils auront alors toute raison de moquer ma naïveté et de ne pas poursuivre leur lecture. Il reste que ce fut pour moi une manière curieuse de retrouver l'Amérique latine en ce 12 octobre lors de l'annonce exposée haut et fort par le haut-parleur de la Maestranza de Séville tandis que les mules évacuaient le sixième novillo de la piste. Par permission exceptionnelle et avec l'accord de toutes les parties, le jeune novillero Lama de Gongora se voyait autorisé à estoquer en cadeau le plus jeune des sobreros prévus pour la course.


Beaucoup de jeunes admirateurs pour attendre le cadeau

Il faut dire qu'ils étaient venus nombreux en ce bel après-midi pour soutenir un torero visiblement protégé par de nombreux cercles locaux. Et que sa prestation initiale devant un novillo sans caste (pouvait-on attendre autre chose d'un Juan Pedro Domecq dans ces arènes ?) ne laissait pas vraiment augurer d'un futur radieux (« aqui no hay toro, ni torero »). Il fallait réagir, et se donner une nouvelle chance. Ce genre de situation abonde sur l'autre continent des toros, mais il faut reconnaître que si le généreux donateur en profite souvent pour couper une oreille espérée, il ne modifie généralement pas la tonalité de la tarde. Ce fut le cas l'autre samedi : le septième toro était bien présent (de D. Hernandez, le meilleur du jour), mais le torero avait encore raté l'appel, étalant complaisamment les avantages pris sur son adversaire, les attitudes « sévillanes », et laissant comprendre qu'il comptait plus sur l'indulgence du public que sur ses propres dispositions toreras.

Enfin, un cadeau est un cadeau, et le don de l'oreille était au bout de ce festival organisé dans le cadre du jour de l'Hispanidad. Au Mexique, quelques heures plus tard, il allait probablement en être de même dans le cadre des festivités consacrées au jour de la Raza. Ce jour-là, de chaque côté de l'Atlantique, on sacrifie des toros dans plusieurs pays hispanophones et on fait des cadeaux. On comprend qu'un certain nombre de Catalans ne se sentent pas concernés par l'événement et revendiquent un jour de sieste : question de langue, question de toro, question de soi-disant absence de participation « nationale » au processus de Conquête de l'Amérique. Pourtant, qu'on le veuille ou non, le 12 octobre signifie également pour beaucoup : un vrai rapprochement des cultures, les effets d'une mondialisation inévitable, la domination hispanique et la lutte indigène contre la domination, l'avidité des uns et la résignation stoïque des autres, ainsi que l'existence misérable du plus grand nombre au milieu de richesses obscurément étalées au mépris du souverain bien professé depuis le XVIe siècle avant d'être admis par presque tous, et enfin un syncrétisme un peu inégal porté par des bovins indomptés que des mythes nombreux ont élevés en Amérique au rang d'emblèmes du temps de l'origine .

Mais comment de modernes zélateurs de la culture du progrès, et donc imperméables au doute, pourraient-ils ne pas se détourner avec dédain de ce triste héritage d'un temps ancien trop porté sur le symbolisme et préoccupé de la meilleure façon pour l'homme de trouver sa place dans la nature ? Place au penser global, tapis rouge pour tous les « post-quelque chose » ! Ne laissons plus traîner derrière nous ce qui a fait émerger, contre vents et marées, malgré le fer et le feu, des cultures nouvelles capables de se référer aux racines millénaires et de préserver celles-ci dans des sociétés pourtant parfaitement inégalitaires. Refusons d'admettre la présence entêtante dans les cérémonies officielles et les festivités villageoises du toro, l'image du sauvage ibérique transporté au cœur même de l'espace américain afin de partager des conceptions proches du rapport angoissant et émerveillé de l'homme avec la nature. Et puisque tout est un, sans trop de variété ni aspérité, oublions pour toujours les vers que Virgile consacrait dans ses Églogues à un monde incertain et multiple : "Ô Mélibée, c'est un dieu qui nous fit ces loisirs, car pour moi ce bienfaiteur sera toujours un dieu" !


Herradero à Peñajara : ce précieux besoin d'un contact avec la force et la beauté

Si on y réfléchit bien, le 12 octobre, les toros deviennent une manière de lien, ou un pont, entre les continents. Point d'orgue de la saison en Espagne, fin virtuelle de la temporada officielle (c'est en fait Jaen qui, une semaine plus tard, fermera la boucle), la journée marque peu ou prou le début des grandes corridas en Amérique, comme s'il s'agissait de transmettre un relais culturel entre deux époques et deux mondes. Dommage que, au contraire de Madrid, Séville, la porte de l'Amérique au XVIe siècle, n'ait pas songé à inclure, pour le symbole, le moindre Mexicain dans le cartel du jour. Mais, même si Joselito Adame n'avait pas été blessé d'une vilaine façon à Madrid la semaine d'avant, pour prix de son courage et de son point d'honneur face à un animal impossible (et une partie du public de las Ventas), la Maestranza n'aurait pas accepté d'autres toreros que les siens, ou quelques-uns presque adoptés. Ne fallait-il pas contenter à un prix enfin accessible le magnifique public de l'Arenal à la fin d'une saison plus que moyenne, surtout après la déplorable caricature de feria infligée avec la San Miguel ?


Morante de la Puebla

On ne pouvait pas attendre beaucoup des toros-novillos d'origine exclusivement Domecq, et il fallait craindre une certaine démobilisation chez plusieurs de ceux qui feraient le paseillo. Alors on a vu Morante en Morante (beaucoup de posture, mais peu de toreo qui, ne l'oublions jamais, consiste à diriger la charge et non à l'accompagner) devant un animal aussi faible qu'idiot (ah, cet écart imperceptible parfois avec la supposée noblesse !). Le Cid qu'on croyait avoir retrouvé quelque temps auparavant s'est montré aussi éteint que vulgaire. Talavante, complétement amorphe devant un animal certes insipide, songeait peut-être au festival du lendemain à la Puebla del Rio où, avec ses copains, il devait se présenter en rejoneador avec les chevaux de Diego Ventura. Seuls surnagèrent, et de quelle façon, el Juli et J. M. Manzanares. Bien que malheureux à l'épée, le premier donna une leçon de tauromachie devant un garcigrande compliqué, comme il l'avait fait le samedi précédent à Zafra, comme il allait le faire le dimanche à La Puebla, mais cette fois à cheval. Dans deux tandas magnifiques, le second sut extraire quelques signes de noblesse d'un el Pilar qui avait preuve d'une couardise absolue lors du premier tiers et qui n'allait pas tarder à revenir à sa médiocrité profonde. Pourquoi dans ces conditions vouloir s'entêter à tuer a recibir un animal qui ne méritait vraiment pas un tel engagement ?


El Juli

Mais c'était la fête et on sortait content, et les habitués retrouvaient leurs bars des environs. Plus tard, on feindrait de découvrir du côté de la Plaza Nueva que Séville avait consacré cette fin de semaine à célébrer les provinces espagnoles sagement regroupées en ce lieu prestigieux. Mais cela ne suffisait pas, et le soir, comme pour profiter de l'obscurité, l'animation allait également être assurée par des groupes de Latino-américains défilant en habits improbables au son d'une musique attendue au milieu des touristes et des groupes d'indigènes occupés à passer d'un bar à l'autre. En quelque sorte, cette présence de l'Autre de la Hispanidad paraissait satisfaire tout le monde en ce jour particulier. A l'instar du regalo de l'après-midi, scandaleux pour les uns, évident pour les autres, mais qui donnait au bout du compte un petit air d'ailleurs tout en arrachant un sourire aux plus indulgents. Songeons un seul instant que, pour un peu, on aurait pu voir ces groupes de danzantes fouler le sable de la Maestranza quelques heures plus tôt. Il y aurait eu là comme une manière de rappeler l'ordonnancement des corridas solennelles des débuts de la Conquête, imposant la présence en piste d'indigènes, dûment emplumés, censés danser au son de leurs propres musiques. Voilà qui aurait représenté un vrai jour de la Hispanidad !

Et de l'autre côté de l'Atlantique, qu'est-ce qui s'était passé ? Eh bien, sûrement des défilés, des toros de toutes sortes, en hommage à la Raza, avec les muchos regalos de rigueur…

Le 12 octobre à Séville, ce n'était peut-être pas l'Amérique, mais au moins un bon moment à vivre. Et puis, comme pour répondre aux attentes des organisateurs, le regalo et le novillero prêtaient à discussion dans une ville habituée à plus de respect de la tradition. Timeo danaos et dona ferentes. Les aficionados avaient peut-être la tête ailleurs. Déjà de l'autre côté de l'Atlantique ?


J. M. Manzanares