Ils ne firent pas beaucoup de chemin avant d’apercevoir dans l’éloignement la Fausse-Tortue assise, triste et solitaire, sur un petit récif, et, à mesure qu’ils approchaient, Alice pouvait l’entendre qui soupirait comme si son cœur allait se briser ; elle la plaignait sincèrement. « Quel est donc son chagrin ? » demanda-t-elle au Griffon ; et le Griffon répondit, presque dans les mêmes termes qu’auparavant : « C’est une idée qu’elle se fait ; elle n’a point de chagrin, vous comprenez. Venez donc ! »
Ainsi ils s’approchèrent de la Fausse-Tortue, qui les regarda avec de grands yeux pleins de larmes, mais ne dit rien.
« Cette petite demoiselle, » dit le Griffon, « veut savoir votre histoire. »
« Je vais la lui raconter, » dit la Fausse-Tortue, d’un ton grave et sourd : « Asseyez-vous tous deux, et ne dites pas un mot avant que j’aie fini. »
Ils s’assirent donc, et pendant quelques minutes, personne ne dit mot. Alice pensait : « Je ne vois pas comment elle pourra jamais finir si elle ne commence pas. » Mais elle attendit patiemment.
« Autrefois, » dit enfin la Fausse-Tortue, « j’étais une vraie Tortue. »
Ces paroles furent suivies d’un long silence interrompu seulement de temps à autre par cette exclamation du Griffon : « Hjckrrh ! » et les soupirs continuels de la Fausse-Tortue. Alice était sur le point de se lever et de dire : « Merci de votre histoire intéressante, » mais elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il devait sûrement y en avoir encore à venir. Elle resta donc tranquille sans rien dire.
« Quand nous étions petits, » continua la Fausse Tortue d’un ton plus calme, quoiqu’elle laissât encore de temps à autre échapper un sanglot, « nous allions à l’école au fond de la mer. La maîtresse était une vieille tortue ; nous l’appelions Chélonée. »
« Et pourquoi l’appeliez-vous Chélonée, si ce n’était pas son nom ? »
« Parce qu’on ne pouvait s’empêcher de s’écrier en la voyant : « Quel long nez ! » » dit la Fausse-Tortue d’un ton fâché ; « vous êtes vraiment bien bornée ! »
« Vous devriez avoir honte de faire une question si simple ! » ajouta le Griffon ; et puis tous deux gardèrent le silence, les yeux fixés sur la pauvre Alice, qui se sentait prête à rentrer sous terre. Enfin le Griffon dit à la Fausse-Tortue, « En avant, camarade ! Tâchez d’en finir aujourd’hui ! » et elle continua en ces termes :
« Oui, nous allions à l’école dans la mer, bien que cela vous étonne. »
« Je n’ai pas dit cela, » interrompit Alice.
« Vous l’avez dit, » répondit la Fausse-Tortue.
Version de la Paramount en 1933
« Taisez-vous donc, » ajouta le Griffon, avant qu’Alice pût reprendre la parole. La Fausse-Tortue continua :
« Nous recevions la meilleure éducation possible ; au fait, nous allions tous les jours à l’école. »
« Moi aussi, j’y ai été tous les jours, » dit Alice ; « il n’y a pas de quoi être si fière. »
« Avec des « en sus, » » dit la Fausse-Tortue avec quelque inquiétude.
« Oui, » dit Alice, « nous apprenions l’italien et la musique en sus. »
« Et le blanchissage ? » dit la Fausse-Tortue.
« Non, certainement ! » dit Alice indignée.
« Ah ! Alors votre pension n’était pas vraiment des bonnes, » dit la Fausse-Tortue comme soulagée d’un grand poids. « Eh bien, à notre pension il y avait au bas du prospectus : « l’italien, la musique, et le blanchissage en sus. » »
« Vous ne deviez pas en avoir grand besoin, puisque vous viviez au fond de la mer, » dit Alice.
« Je n’avais pas les moyens de l’apprendre, » dit en soupirant la Fausse-Tortue ; « je ne suivais que les cours ordinaires. »
« Qu’est-ce que c’était ? » demanda Alice.
« À Luire et à Médire, cela va sans dire, » répondit la Fausse-Tortue ; « et puis les différentes branches de l’Arithmétique : l’Ambition, la Distraction, l’Enjolification, et la Dérision. »
« Je n’ai jamais entendu parler d’enjolification, » se hasarda de dire Alice. « Qu’est-ce que c’est ? »
Le Griffon leva les deux pattes en l’air en signe d’étonnement. « Vous n’avez jamais entendu parler d’enjolir ! » s’écria-t-il. « Vous savez ce que c’est que « embellir, » je suppose ? »
« Oui, » dit Alice, en hésitant : « cela veut dire — rendre — une chose — plus belle. »
« Eh bien ! » continua le Griffon, « si vous ne savez pas ce que c’est que « enjolir » vous êtes vraiment niaise. »
Alice ne se sentit pas encouragée à faire de nouvelles questions là-dessus, elle se tourna donc vers la Fausse-Tortue, et lui dit, « Qu’appreniez-vous encore ? »
« Eh bien, il y avait le Grimoire, » répondit la Fausse-Tortue en comptant sur ses battoirs ; « le Grimoire ancien et moderne, avec la Mérographie, et puis le Dédain ; le maître de Dédain était un vieux congre qui venait une fois par semaine ; il nous enseignait à Dédaigner, à Esquiver et à Feindre à l’huître. »
« Qu’est-ce que cela ? » dit Alice.
« Ah ! je ne peux pas vous le montrer, moi, » dit la Fausse-Tortue, « je suis trop gênée, et le Griffon ne l’a jamais appris. »
« Je n’en avais pas le temps, » dit le Griffon, « mais j’ai suivi les cours du professeur de langues mortes ; c’était un vieux crabe, celui-là. »
« Je n’ai jamais suivi ses cours, » dit la Fausse-Tortue avec un soupir ; « il enseignait le Larcin et la Grève. »
« C’est ça, c’est ça, » dit le Griffon, en soupirant à son tour ; et ces deux créatures se cachèrent la figure dans leurs pattes.
« Combien d’heures de leçons aviez-vous par jour ? » dit Alice vivement, pour changer la conversation.
« Dix heures, le premier jour, » dit la Fausse-Tortue ; « neuf heures, le second, et ainsi de suite. »
« Quelle singulière méthode ! » s’écria Alice.
« C’est pour cela qu’on les appelle leçons, » dit le Griffon, « parce que nous les laissons là peu à peu. »
C’était là pour Alice une idée toute nouvelle ; elle y réfléchit un peu avant de faire une autre observation. « Alors le onzième jour devait être un jour de congé ? »
« Assurément, » répondit la Fausse-Tortue.
« Et comment vous arrangiez-vous le douzième jour ? » s’empressa de demander Alice.
« En voilà assez sur les leçons, » dit le Griffon intervenant d’un ton très-décidé ; « parlez-lui des jeux maintenant. »