Magazine Journal intime

Conte pour Pythagore (4)

Publié le 06 mai 2008 par Stella

Je m’étonne moi-même : je suis parvenue à écrire une suite (merci Samantdi), et j’ai même la suite de cette suite en cours…

le-poisson-rouge.1210061465.jpg

De l’au-delà 

Avec d’infinies précautions, je dégageai ce qui se révéla être une liasse de feuilles d’un papier pelure rose passé, pliées soigneusement en quatre. Une lettre.

« Mon cher fils

Je ne sais pas encore comment te faire parvenir cette lettre. Peut-être la remettrai-je à Simone Mahler, la violoniste dont le fils a été mobilisé, comme toi, dans la Somme. A moins que je ne la remette à monsieur Delon, au 4ème étage, pour qu’il la conserve jusqu’à ton retour chez nous. Mais j’aimerais mieux que tu la lises avant ton retour chez nous, car tu trouveras la maison vide, cette fois-ci j’en suis sûre.

Bien qu’on nous ait confisqué tous les postes de radio, nous avons des nouvelles régulières par madame Simonneau, qui continue à braver toutes les interdictions pour nous apporter du pain, des tubercules, parfois même un peu de viande. Elle nous sauve la vie, car les magasins ne sont désormais accessibles aux Juifs qu’entre 15 et 16 heures, autrement dit quand ils sont presque vides. Mais nous nous contentons de peu. Cassandra a pu s’embarquer pour New York, avec son mari, Sofia et David. Elle donne des cours de danse et Dietrich a obtenu un engagement dans l’orchestre philharmonique. J’ai pu avoir des nouvelles juste avant l’arrivée des Allemands à Paris.

Je suis donc seule avec ton père. A cause des nouvelles lois, il ne peut plus travailler. Il est devenu silencieux, comme s’il attendait quelque chose qui tarde à arriver. Il ne mange presque plus et maigrit. Il n’a pas pris son violon depuis des mois et me lance des regards réprobateurs dès que je me mets au piano.

Il ne sort plus du tout et moi, le moins possible. La dernière fois, c’était pour aller à la banque. Ce jour-là, j’ai appris qu’il ne nous était plus possible d’accéder à notre compte. Le banquier m’a considérée avec hauteur, avant de me dire qu’il fixait à deux cents francs la limite autorisée pour mes retraits en liquide. J’ai tenté de lui rappeler nos chaleureuses relations, les conseils avisés qu’il avait donné à notre famille et nos recommandations pour ses achats de tableaux. Las. Il ne se souvenait même plus de ce petit Braque que ton père a offert à sa fille le jour de son mariage. En sortant, un jeune homme m’a bousculée et insultée et j’ai compris que, désormais, le monde avait changé. Nos voisins posent sur nous un drôle de regard et madame Lochon, qui habite à l’entresol, ne me salue plus.

Comme il est interdit aux Juifs d’aller au cinéma, au théâtre, au musée, à la bibliothèque, encore moins dans les cafés et les restaurants, pas même au parc ou au jardin, je contemple par la fenêtre de ma chambre les arbres du parc Monceau. En ce début du mois de mai, j’écoute le chant des merles à la brune. De temps à autre, j’aperçois une mouette. J’envie sa merveilleuse liberté. Je me plais à penser qu’elle t’a peut-être croisé, l’année dernière, quelque part près de la mer du Nord. Je rêve qu’elle m’apporte un message de Cassandra, par delà l’Atlantique.

Mon cher enfant, ta tante est passée en coup de vent hier pour me dire que madame Lochon nous avait dénoncés et me supplier de fuir au plus vite. Mais ton père est trop faible et je ne sais où aller. Je me dis que ce n’est pas possible qu’une voisine, la mère d’un soldat français prisonnier, tout comme je le suis moi-même, se livre à un tel acte. Sonia affirme que c’est par jalousie, parce que le bruit court que les officiers diplômés dans le civil pourraient rentrer de captivité plus tôt que les hommes du rang, grâce aux volontaires de la relève.

Je vis donc au jour le jour. Je m’attends même à ce que tu sonnes à la porte à tout moment. Parfois, lorsque le vent vient de l’ouest, j’entends des voix enfantines dans le parc Monceau et je me dis que la vie continue, malgré tout. Je te revois petit garçon, si vif, si joueur. On ne pouvait pas te retenir. Ce sont des moments précieux que je tiens serrés au fond de moi comme un trésor. Cela m’aide à supporter le martèlement des bottes qui défilent au pas et me semblent plus lourdes de menaces à chaque passage.

Cher petit, je sais que nous ne nous reverrons pas. Ce sera certainement moins de la faute de madame Lochon que de celle de la guerre, qui nous a tous broyés, laminés, abattus. Je n’ai plus qu’une seule chose à te dire : vis, vis, vis et souviens-toi de nous, tu seras sans doute notre seule sépulture.

Je te serre très fort contre mon cœur et t’embrasse bien tendrement.

Ta maman qui t’aime.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Stella 67 partages Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Ses derniers articles

Dossiers Paperblog