Antoine écrivit d'abord un mot à partir du journal. Par désœuvrement. Puis deux, puis trois. Il se dit qu'il pourrait peut-être écrire une phrase. Il tenta l'expérience. Cela lui plut. Il recommença avec succès. Ne voulant pas pousser trop loin l'impertinence, il alla se coucher. Des rêves étranges et tumultueux émaillèrent son sommeil. Au matin, il but son traditionnel verre de vin rouge du pays en bougonnant et prit sa décision. "J'vais écrire un livre. J'suis quand même pas plus couillon qu'un autre !" Le samedi suivant, il descendit au village comme à chaque fin de semaine. Il acheta trois cahiers d'écolier et s'installa à sa place habituelle dans le bistrot de Marcel où il était abonné. Après un premier Picon-bière offert par le patron, il renouvela l'expérience avec chaque nouvel arrivant. Pourtant, il ne parvint pas à rire avec les autres des blagues douteuses qui fusaient ça et là. Son compère Jean-Jean lui posa la question. " Qu'est-ce qui t'tracasse ?" Comme il ne savait pas quoi répondre, il rentra chez lui. Le lundi soir, après le travail de la ferme, il se mit sérieusement à la tâche. Le samedi soir suivant, il s'installa chez Marcel comme à son habitude. Jean-Jean lui reposa la question. Cette fois, il connaissait la réponse. "J'écris un livre !" Les autres rires à s'en taper sur les cuisses. "Mais tu sais à peine lire !" Et alors ? Vexé, il rentra chez lui en bougonnant et se coucha. Le lundi soir, après le travail de la ferme, il reprit son ouvrage. Mais le samedi suivant, il ne descendit pas au village. "Ils ne comprennent rien !" La mauvaise saison passa. Au printemps, il avait noirci les trois cahiers. Il état arrivé au bout. Il tira un trait sur tout le travers de la page et mit le tout dans le carton que la Manufacture lui avait obligeamment envoyé pour emballer la veste et le pantalon de grosse toile bleue qu'il commandait chaque année à la même époque. Il confia à sa patronne le soin d'envoyer le colis chez l'éditeur qui publiait les œuvres de Philippe Sollers, comme il avait vu sur la publicité dans le journal. L'été passa. Un nouvel automne s'installa avec ses vents de traverse, ses feuilles qui tombent et ses pluies incessantes. La veille de Noël, le facteur lui remit une lettre. "Qu'est-ce qu'ils disent, demanda-t-il à Victor, son patron ? Ce fut la patronne qui maîtrisait mieux la lecture que son homme qui répondit en hésitant. "Ils disent que c'est un témoignage poignant dans un style d'avant-garde très novateur". Au soir, après mille circonvolutions, Victor demanda à Antoine ce qu'il comptait faire. Devant son étonnement, la patronne ajouta. "Ben, maintenant que t'es un intellectuel, tu vas pas rester à la ferme !" Antoine ne savait ce qu'était qu'un intellectuel. Par contre il savait qu'il ne savait pas faire autre chose que le travail de la ferme. "Je reste", répondit-il. Le livre parut à l'automne suivant. Le bistrot de Marcel faisait aussi office d'épicerie, de téléphone public et de bureau de tabac. Le livre fit sensation dans la petite vitrine dépoussiérée pour l'occasion. Il faut dire qu'il avait belle allure avec sa sobre couverture sépia, son titre en lettres rouges au milieu et le nom d'Antoine en lettres majuscules au-dessus. Une journaliste de la ville se déplaça même jusqu'au village pour recueillir une "interview" d'Antoine. L'article figura dans le journal de la semaine qui suivit avec une photo où il ne se reconnut guère. Mais cela n'avait pas d'importance vu qu'il était fatigué d'écrire. D'ailleurs, la Josette, qui l'avait jusqu'ici superbement ignoré, lui faisait à présent les yeux doux. Il aurait autre chose à faire qu'à recopier le journal.