Ca fait tout drôle quand ton chauffeur de rickshaw se fait insulter par une jeune Indienne en tenue de joggeuse bien moulante, et ce avec le plus pur accent américain ! Moment d’hébétude suivi d’un élan de solidarité avec le chauffeur : mais qu’est-ce qu’elle fait là celle-là ?? Et pourquoi elle s’énerve comme ça juste parce qu’on a failli l’écraser ?? Puis petit moment de solitude : réactions indiennes de la Blanche, réactions pas-indiennes de la pas-Blanche… C'est le monde à l'envers !
De fait, je découvre ces derniers temps une nouvelle espèce : les Indiens qui ont grandi à l’étranger. Et c’est en espèce qui semble se développer carrément exponentiellement ; j’en rencontre de plus en plus de ces « fraîchement débarqués ». Ils sont marrants. Ils ont des accents pas possibles (pas indiens donc) et sont parfois complètement perdus ici (autant, de fois plus, que des étrangers d’origine pas indienne sauf que ça fait bizarre parce que ça ne colle pas à leur couleur de peau).
Alors qui sont-ils ? Des « cerveaux » qui reviennent ? Des « cerveaux » qui s’en viennent ? Des « moitié-de-cerveaux » qui s’en viennent (cf la dernière anecdote ci-dessous pour plus de clarté) ?
Il n’aura échappé à personne que depuis les années 60 beaucoup de « cerveaux » indiens ont « fui » aux Etats-Unis en Europe (surtout au Royaume-Uni). Le rêve américain quoi. Alors même si 11,4 millions ça fait beaucoup de monde qui part (1)), il n’empêche que ça représente seulement 4,3% de la population avec une éducation tertiaire indienne (3,5% pour la France). (2)
Or on parle maintenant d’un retour des cerveaux, et de circulation des cerveaux. En 2010, 100 000 Indiens seraient rentrés au bercail et on a crié au loup ! (3) Pourtant, de là à parler d’un rapatriement des cerveaux….
Déjà 100 000 sur les 10 millions de citoyens indiens vivant hors d’Inde (1), ça fait pas bésef.
Ensuite, la même année, plus de 150 000 étudiants indiens seraient partis étudier à l’étranger (4) ! Faut dire que même si l’Inde a fourni un vrai effort en matière d’éducation (5), il n’y a quand même pas assez de places et le niveau de qualité est sujet à débats. Et puis comme près de la moitié des places sont réservées aux castes inférieures (qui représentent la même proportion de la population) (6), de très bonnes notes ne garantissent pas l’accès à l’université.
Témoin la jeune fille que j’ai rencontrée dans la queue du consulat et qui allait faire ses études de médecine aux Etats-Unis parce qu’avec les quotas en Inde, elle était sûre de ne pas trouver de place. Après c’est pas le même budget… Du coup beaucoup d’étudiants restent après leurs études pour pouvoir rembourser leur prêt (avec un salaire américain).
Il n’y a pas vraiment d’étude ni de données gouvernementales sur le retour des Indiens à la mère patrie. Toutefois certains estiment que la majorité (80%) des Indiens qui rentrent ont moins de 35 ans. (7) Ce qui corrobore les dires des « nouveaux Indiens » que je rencontre : Abhishek, la trentaine, né à Dubai, est venu tenter sa chance dans le cinéma et ses parents sont limite « horrifiés » à l’idée qu’il puisse vivre en Inde : « On s’est cassé le c… pour que notre famille puisse vivre ici et toi tu veux y retourner ! C’est crade, ça pue, c’est le bordel, blablabla ». Y comprennent pas… Et quand il en chie trop, lui aussi se demande ce qu’il fabrique ici !
Faut dire que les « cerveaux » qui sont partis il y a plusieurs décennies ont bien fait leur beurre : le million d’Indiens aux Etats-Unis qui représente 0,1% de la population indienne gagnerait l’équivalent de 10% du revenu national indien. (8) Donc pas trop envie de rentrer…
En revanche la génération suivante, celle de leurs enfants nés hors d’Inde et celle des Indiens qui ont émigré il y a moins d’une décennie, montre une réelle curiosité pour l’Inde. Qui s’explique par l’incertitude économique dans les pays d’accueil et des opportunités de croissance en Inde.
Dans la génération des étrangers d’origine indienne, on trouve des « cerveaux » et des gens « normaux ». J'en ai rencontré pas mal dernièrement, presque tous dans la trentaine et tous en Inde depuis moins d'un an. Il y a Jesh, un Américain dans les assurances qui est venu en Inde parce que sa mère y est retournée, malade (elle n'avait plus personne aux Etats-Unis) et il déteste l'Inde. Il y a Tosh, un banquier anglais très riche envoyé par sa boîte avec des conditions d'expatriés et qui n'envisage même pas de jamais monter dans un rickshaw et que l'Inde dégoûte. Il y a Bob qui a passé 10 ans aux Etats-Unis et que son entreprise d'équipements médicaux a envoyé en Inde pour s'occuper du marché asiatique et qui a parfois des réactions très indiennes, et parfois très américains. Il y a Suchi qui est venue en vacances en Inde, s'est fait une amie et est revenue monter avec elle un business de décoration d'intérieur. Il y a Naveed qui a bossé quelques années à Dubai avant de venir tenter sa chance comme acteur à Bollywood. Et il y a tous les autres qui sont venus et ont pris des jobs « normaux » en attendant une meilleure opportunité (ou de monter leur boîte).
C’est ainsi que je me suis retrouvée en moins d’un mois avec deux amoureux éperdus de la dernière catégorie, un Sikh de Buenos Aires et un Kéralais de Manchester, qui en plus de m’inonder de whatsaps débiles m’ont envoyé des photos de leur torse. C'est des malaaaaaades !!
(1) L'Inde ne reconnaît toujours pas la double nationalité, donc beaucoup d'Indiens qui ont émigré ont abandonné leur nationalité indienne. Ceux qui ont émigré mais ont gardé leur nationalité sont appelés NRI (Non Résident Indien) et ils seraient 10 millions (alors qu'on compterait entre 40 et 100 millions de personnes d'origine indienne éparpillés dans le monde entire). Mais l'Inde a mis en place des systèmes pour reconnaitre ces personnes: la carte PIO (Person of Indian Origin) pour n'importe qui qui a des parents d'origine indienne (jusqu'à 4 generations) ou un époux d'origine indienne) et la carte OCI (Overseas Citizenship of India). Les 12 millions détenteurs de ces cartes peuvent séjourner et travailler en Inde (15 ans pour les PIO, à vie pour les OCI) et acheter des proprieties (sauf agricoles dont ils ne peuvent qu'hériter) mais ils ne peuvent pas voter ni avoir de passeport.
Sources: http://www.nri-worldwide.com/; http://www.immihelp.com/nri/pio-vs-oci.html; Ministry of Overseas Indian Affairs: http://moia.gov.in/writereaddata/pdf/NRISPIOS-Data%2815-06-12%29new.pdf; http://link.springer.com/article/10.1007%2Fs40320-012-0002-3/fulltext.html
(2) En 2000 ; source : http://wdi.worldbank.org/table/6.13
(3) Dont 60% d’actifs ; source : http://www.rotaryclubofbombay.org/Article.aspx?articleid=0906d154-6b98-4d44-b856-037684af38eb
(4) Quand même 3 fois moins que la Chine mais trois fois plus qu’en 2000 ; source http://www.studyabroad.careers360.com/brain-drain-boon-developed-countries-bane-india
(5) 500 universités et 26,000 « colleges » avec un total de 13,6 millions d’étudiants en 2012 ; source : http://www.unom.ac.in/asc/Pdf/Higher%20Education-1.pdf
(6) Seulement 16% des Indiens ont accèsau système éducatif tertiaire (55% dans les pays développés, 11% dans les pays en voie de développement ; source : http://www.india-eu-migration.eu/media/CARIM-India-2012%20-%2004.pdf ; http://www.ugc.ac.in/oldpdf/pub/report/12.pdf
Scheduled Castes (SC) and Tribes (STREAM) constitute approximately 22.5% of the country’s population. Accordingly, a pro-rata reservation of 22.5% (SC 15% and ST 7.5%) has been made for them in educational institutions which come under the administrative control of the Ministry of Human Resource Development and other Central Ministries. Seats are also reserved for other categories of the backward community (OBC). The Government of India implemented the following recommendations in 1990 leading to violent protests: the reservation of 27% of the seats in all scientific, technical and professional institutions run by the Central as well as State Governments for other backward communities (OBCs). Source: http://examcrazy.com/Education-System/India/Indian-Education-Reservation-Quota-System.asp
(7) http://www.kauffman.org/uploadedfiles/americas_loss.pdf
(8) http://www.india-eu-migration.eu/media/CARIM-India-2012%20-%2004.pdf