La porte s’ouvrit sur un salon spacieux, garni d’un canapé et de quatre fauteuils en cuir brun foncé autour d’une table basse en bois d’ébène. Un ensemble de buffet, meuble TV et bibliothèques du même bois, remplis non seulement des livres mais aussi des vidéos-cassettes occupait toute la façade à droite. Une lumière douce et filtrée, diffusée par les abat-jours placés dans les coins, éclairait le pavement couvert d’une moquette fleurie sur fond brun rouge bordeaux.
Madame Eyenga indiqua un fauteuil à Ndaya pour s’asseoir et cria : « Il n’y a personne dans la maison ? » C’était comme un rituel. Chaque fois qu’elle rentrait chez elle, elle commençait toujours par demander s’il n’y avait personne dans la maison. Car, tout son petit monde préférait passer le temps dans un grand balcon derrière la maison ou dans la chambre de la mère de madame Eyenga. Ndaya se laissa tomber dans le fauteuil. Ses yeux se promenaient sur les murs tapissés de papiers peints dont les motifs bruns et rouges bordeaux ressemblaient à ceux de la moquette. Les cadres de photos y étaient accrochés. Elle reconnut madame Eyenga. Les autres visages plus jeunes pouvaient être ses enfants, se dit-elle. La porte du couloir s’ouvrit sans bruit et laissa apparaître une jeune fille d’environs seize ans. « Bonsoir maman » cria-t-elle d’une voix joyeuse. Une silhouette d'une femme d'un certain âge vint se planter derrière elle. C’était la mère de madame Eyenga. « Où est-ce que tu as déniché celle-là ? » demanda-t-elle d'une voix pleine d'étonnement. Madame Eyenga, indignée par la question, lui rétorqua avec une pointe d’agacement dans sa voix : « Qui, celle-là ? » Alors, pointant cette fois son doigt vers Ndaya, sa mère lui demanda de nouveau : « Ce…ce n’est pas Mboyo, ça ? » Madame Eyenga éclata de rire et lui dit qu’elle s’était laissée aussi prendre par la forte ressemblance. Pendant qu’elles s’entretenaient, apparut encore une silhouette qui s’immobilisa au milieu du salon comme électrocutée à la vue de Ndaya. Madame Eyenga la rassura : « Ce n’est pas ta fille ; reste calme ! » Mais, n’étant pas sûre de ce que sa grande-sœur lui disait, elle fit quelques pas vers Ndaya pour mieux l’observer de plus près.
En effet, Sisika, la petite-sœur de madame Eyenga vivait chez sa sœur depuis son divorce quelques deux années auparavant. Elle avait laissé ses cinq enfants auprès de son ex-mari à Mbandaka dont l’aînée Mboyo avait environ l’âge de Ndaya. D’après elles toutes, Ndaya avait une forte ressemblance avec Mboyo. Est-ce que c’est cette ressemblance qui facilita l’accueil et l’intégration de Ndaya dans la famille ? Nul ne le sait.
Nancy, la fille de madame Eyenga, s’assit à côté de Ndaya et alluma la télé. Sa grand-mère tira une chaise de la salle à manger et s’assit aussi en face de Ndaya pour mieux la contempler. En effet, elle ne voulait pas s’asseoir dans les fauteuils parce que, disait-elle, s’était pour la nouvelle génération ! Ce qui faisait rire tous ses petits-enfants.
Madame Eyenga disparut dans le couloir vers sa chambre, sûrement. Quelques minutes plus tard, la table était prête. Sisika chercha sa sœur du regard. Ne la voyant plus, elle alla dans sa chambre pour l’inviter à table. Celle-ci ne tarda pas à réapparaître, plus fraîche et encore plus naturelle dans : son pagne d'ingo avec une blouse légère de couleur bleue ciel. Elle s’était débarrassée de tous ses bijoux en or. Alors, tout le monde passa enfin à table.
Ndaya ne mangea pas avec beaucoup d’appétit bien qu’elle n’avait pas mangé de toute la journée. Madame Eyenga qui l’observait du coin de l'oeil lui demanda : « Tu ne manges pas la chikwangue, Ndaya ? ». « si » lui répondit-elle « mais je n’ai pas faim » Madame Eyenga lui passa la casserole de riz et l’assiette de viande. « Sers-toi et fais comme chez toi ». Elle se servit encore un peu de riz et deux ou trois morceaux de viande qu’elle arrosa avec la sauce aromatisée. Le reste du souper se passa dans un silence complet. Lorsque le repas se termina, Ndaya aida à débarrasser la table, puis revint au salon pour rester avec les autres. C’est alors que madame Eyenga lui demanda de lui raconter ce qui s’était vraiment passé avec sa tante.
Tout le monde l’écouta sans poser beaucoup de questions. Mais madame Eyenga ne comprenait toujours pas comment une tante pouvait renvoyer de chez elle sa nièce pour une histoire de perruque ! « Vous les enfants, vous ne dites pas souvent la vérité »lui dit-elle « Il se peut que tu sois sortie avec des garçons ; c’est peut-être cela qui aurait mis ta tante en colère ou quelque chose dans ce sens-là » continua-t-elle en la regardant dans les yeux. Ndaya jura qu’elle n’avait rien fait de pareil, puis se prit la tête entre ses mains, ce qui attrista encore madame Eyenga. Cette dernière regarda sa mère, sa sœur puis se tournant vers Ndaya, elle lui dit : « Je sais que vivre chez des gens n’est pas toujours facile. Nous aussi avons connu des moments difficiles. Mais ils peuvent toujours nous être bénéfiques si nous prenons les choses du bon côté » Puis, elle enchaîna «Tu pourras rester chez moi, le temps que la colère de ta tante passe» Elle se tourna vers sa mère qui ne disait toujours rien, puis son regard revint vers Ndaya. « Tu pourras m’aider à l’entrepôt dès demain. Ce n’est pas un travail compliqué ; je te montrerai. La femme qui vend pour le moment ne me donne pas entière satisfaction. Mais tu devras apprendre vite ou si non… »
Elle ferma les yeux et changea de conversation. Se tournant cette fois vers sa sœur, elle lui demanda : « Quand est-ce que les garçons vont rentrer ? ça fait deux jours qu’ils sont partis, n’est-ce pas ? » « Oui, en effet », répondit sa sœur. « Nous espérons les revoir dès demain si tout va bien ». Elle garda toujours ses yeux fermés pour mieux réfléchir.
Madame Eyenga avait deux fils de 30 et 28 ans, issus de son premier mariage. Tous les deux avaient terminé des études universitaires, mais n’avaient pas trouvé du travail. Lorsque madame Eyenga acheta ses deux camions, elle les intéressa à ses affaires. C’étaient donc eux qui géraient les camions et faisaient le transport à l’intérieur du pays. Le divorce de madame Eyenga avec leur père remontait à une vingtaine d’années. Ils s’étaient connus lors d’un voyage en bateau entre Sashanti et Mbandaka. Lui était étudiant qui se rendait en vacances chez ses parents. Elle faisait des navettes entre la capitale et Mbandaka dans le cadre de son commerce qu’elle faisait depuis l’âge de treize ans.
Lorsque son père mourut, elle, madame Eyenga, Sisika et leur mère étaient prises en charge par le petit-frère du père comme l’exigeait leur coutume. Mais il s’est avéré que l’oncle était plutôt attiré plus par les charmes de celle qui fut sa belle-sœur que par le souci d’encadrer la veuve et les orphelines. S’étant vite lassé de la mère d’Eyenga, il l’abandonna à son triste sort avec ses enfants. Un jour, n'en pouvant plus, elles décidèrent de fuir nuitamment pour rentrer à Baskes, le district natal de la mère. Le père de madame Eyenga les accueillit à bras ouverts, mais la famille était pauvre. Il fallait, donc, se débrouiller pour survivre.
Madame Eyenga, à l’époque, âgée de treize ans commença à aller dans la forêt cueillir les champignons et les fruits sauvages pour les vendre au marché local. Douée du sens de commerce et de gestion, du marché local, elle se lança au marché de Mbandaka où elle allait non seulement vendre, mais aussi acheter tous les produits qui pouvaient se vendre à Baskes. La rencontre avec celui qui allait devenir le père de ses enfants était comme un coup de foudre. Ils se marièrent quelques mois plus tard et le couple décida de s’installer à Sashanti où le mari poursuivait ses études de droit. Les problèmes financiers ne se posèrent pas puisque madame Eyenga continuait à faire ses affaires qui prospéraient de jour en jour.
Les deux garçons vinrent au monde pendant que le père était encore étudiant. Les études terminées, le mari ne tarda pas à trouver du travail dans un cabinet d’un avocat célèbre de la capitale. Plus tard, il ouvrit son propre cabinet, mais il ne connut pas beaucoup de succès. Par contre, il trouvait plus de succès auprès de femmes. Dans l’entourage de madame Eyenga, on racontait que monsieur rentrait toujours tard à la maison et disait chaque fois à madame Eyenga qu’il était retenu par des dossiers importants. Mais un jour qu’il rentra tard comme d’habitude, il trouva madame Eyenga déjà au lit. Il se mit à se déshabiller. Lorsqu’il fit descendre son pantalon, madame Eyenga remarqua que monsieur portait un slip de femme ! « Et le slip que tu portes là, ce sont tes clients qui te l’ont donné comme cadeau, je pense ? » Lui demanda-t-elle d’une voix dédaigneuse. Il s’en suivit une grande crise dans la famille à l’issue de laquelle madame fit un dernier avertissement à son mari « Je ne suis pas le genre de femmes qui supportent les bêtises des hommes. La prochaine fois sera la dernière. ». Mais comme on dit « il n’y a jamais deux sans trois », madame Eyenga apprit des années plus tard que son mari avait une liaison extra-conjugale avec un fils en plus ! Après vérification, les faits étaient établis. Son mari ne pouvant rien nier, fut mis à la porte. Le divorce était consommé. Nancy vint au monde quelque quatre ans après le divorce. D’après madame Eyenga, le père serait un Togolais qu’elle avait connu pendant un de ses voyages d’affaires. Il fut ministre semblait-il. Voilà pour la petite histoire.
Lorsque madame Eyenga ouvrit les yeux, il remarqua que Ndaya manifestait déjà des signes de fatigue, s’assoupissant sur l’accoudoir du fauteuil. Madame Eyenga demanda à sa fille de lui montrer la chambre d’hôte pour dormir et se mit à son tour débout. Souhaitant le bonsoir à sa sœur et sa mère qui étaient toujours en train de regarder l’émission « en plein vent » qui passait chaque dimanche soir, elle alla, titubant dans sa chambre pour dormir (à suivre)
Lumbamba Kanyiki
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