Exaspérations politiques, partie 2

Publié le 17 novembre 2013 par Deklo

Richard Mosse - The Enclave

Précédemment, après avoir vu le quotidien pendant le Siège, on a regardé la montée des tensions politiques entre les républicains qui s'impatientent et un gouvernement qui échoue...

Les Clubs

  C’est le soir, on va au club Central républicain, rue Jean-Jacques Rousseau. On hésite. On ne trouve pas le numéro. Qu’est-ce qu’il fait froid. Peut-être la rue continue plus loin. Pourtant non, après c’est une place… Ah si… C’est carrément une autre rue ; c’est curieux qu’elle porte le même nom. Quand même, ils lui ont donné une rue minuscule à Rousseau, vaut mieux être général dans cette ville… On reste à l’entrée : on pourra partir plus facilement. On sait bien que dans les clubs, ça ne s’arrête pas de parler, sans qu’on puisse dire si on s’y motive ou si on s’y perd… L’orateur revient sur la démission de Delescluze, le maire du XIXe. Quelques jours plus tôt, le 5 janvier, au cours d’une réunion de maires et d’adjoints, il s’est étonné qu’on refuse aux élus « le droit de participer à la conduite et au contrôle des opérations militaires dont dépend la ruine ou le salut »[1] de Paris. Il a demandé que Paris puisse être maître dans la gestion de ses propres affaires. Et puis il a réclamé le « renvoi au conseil de guerre des généraux et officiers de tout grade qui prêchent le découragement dans l’armée »[2]. On se regarde. C’est le mot : « découragement », c’est exactement ça. Il n’a pas été suivi par les autres maires. Il a démissionné.

  L’orateur s’énerve. Quand il fait trop de gestes, on n’arrive plus à l’écouter. On regarde ses mains, ses habits, ses manies, sa curieuse façon de mordre ses lèvres ou de crisper ses doigts. On observe les gens dans la salle. On se demande si, aussi, ils pensent à autre chose… Où est-ce qu’elle a bien pu trouver un chapeau pareil, cette dame ? Et puis on fait un effort : on est là pour écouter après tout. Si on pouvait s’asseoir un peu… On entend : « Le mandat des maires est purement administratif, dit-on, soit ! mais ce mandat, il dépend des électeurs de le changer »[3]. Les gens approuvent ; c’est donc qu’ils écoutent. Non quand même c’est intéressant. Il conclut en « engageant les électeurs du 19ee arrondissement à donner au citoyen Delescluze le ‘mandat impératif’ d’établir la Commune. »[4]. Il est applaudi. Cette idée de mandat impératif, on devrait en parler tout le temps. Je veux dire, c’est la condition de la démocratie, autrement c’est l’oligarchie de toutes façons. Je ne suis pas sûr de ce que ça veut dire oligarchie. Ca lui va bien son chapeau finalement, quand on s’habitue.

[Il me semble qu’en juxtaposant cette démission avec l’Affiche rouge qui suit, on pressent les poussées, les zones de croisements, celles de contradictions et celles de débordements qui décidément meuvent les républicains…]

L’Affiche rouge

  Le 7 janvier, des placards envahissent les murs de la ville. Ils sont signés par cent quarante délégués de la Délégation des Vingt arrondissements. On s’approche. La dame à côté grogne quelque chose. On pense qu’elle dit : « C’est qui ceux-là ? ». Son amie lui répond : « Mais si, c’est le nom qu’a pris le Comité central républicain ». La dame maugrée toujours en haussant les épaules. Elle n’a pas l’air de vouloir faire l’effort de chercher dans sa mémoire. Elle commence à répondre quelque chose. Un monsieur se retourne : « J’aimerais pouvoir lire tranquillement ! ». L’amie s’écarte. Elle fait semblant de ne pas connaître cette dame qui décidément ne poursuit plus sa lecture, arrêtée à ce nom Délégation… etc. 

[Revenir sur le Comité central républicain des Vingt arrondissements, composé de quatre[5] délégués de chaque arrondissement. Changement de dénomination : Délégation des vingt arrondissements. Pourquoi ce changement ? Il faut prendre « le mot délégation à la lettre : il s'agit des représentants élus par les arrondissements constituant la délégation communale qui va désormais gouverner Paris »[6]. C’est-à-dire qu’on organise une sorte de corps qui préfigure la Commune qu’on veut substituer au gouvernement[7].

  Noter que si cette délégation ne semble pas occuper à autre chose qu’à se réunir et sécréter de l’écume de cerveau – elle est absente de la manifestation du 31 octobre par exemple puis de celle qui viendra le 22 janvier[8] – elle nourrit les réflexions d’hommes qui participeront bientôt à la Commune et témoigne de l’enthousiasme convaincu d’un mouvement qui n’est pas fait pour s’éteindre… ou plutôt elle coagule, accueille, des poussées qui se longent, se croisent, se repoussent et se contaminent dans ses réunions sans qu’on sache les épingler : on pourrait dessiner des courants, mais déjà on retrouverait certains d’un courant défendre la proposition d’un courant adverse, etc.[9]

  Relever cette phrase de Gustave Lefrançais : « Les vingt Comités d’arrondissement et le Comité central qui les représentait étaient appelés à rendre de véritables services à la défense ainsi qu’à la cause républicaine socialiste, mais, par suite de vices originels, ils n’obtinrent jamais l’influence sans laquelle il n’est pas d’action sérieuse possible[10].]

  Sur cette affiche rouge, on reproche au gouvernement de laisser en place les bonapartistes et de mettre en prison les républicains. On l’accuse aussi de « lenteur », d’ « indécision », d’ « inertie » face aux Prussiens. On demande le réquisitionnement général, le rationnement gratuit et l’attaque en masse. Le placard se termine ainsi : « Place au Peuple ! Place à la Commune ! ». [Noter que s’il faut prendre à la lettre le mot délégation, « C'est de même à la lettre qu'il faut prendre la dernière phrase de la seconde affiche rouge, apposée dans la nuit du 6 janvier, qu'on cite toujours et qu'on ne commente jamais : « Place au Peuple ! Place à la Commune » : elle devait tout simplement annoncer la prise du pouvoir par la Délégation communale des vingt arrondissements. »[11].] L’homme qui réclamait le silence se concentre. Il lit le texte comme on étudierait des instructions. Il relit encore. Il n’est pas sûr de savoir quelle conséquence en tirer. Puis, brusquement, il se retourne, repousse les personnes autour et disparaît.

La bataille de Buzenval

  Le 19 janvier, « soixante mille Français érigés en soldats pour cette guerre et cinquante mille citoyens de Paris érigés en soldats pour cette journée »[12], soldats de l’armée et gardes nationaux donc, s’engagent dans la bataille de Buzenval. On veut repousser les Prussiens et tenter une sortie vers Versailles. On pressent qu’on va puiser ses dernières forces, tenter une ultime bataille, jouer son « va-tout »[13]. Le découragement est tel, qu’une nouvelle défaite serait un fracas : « après ce nouvel effort, la garde nationale ne pourra plus redonner »[14]. On hésite. Le général Vinoy parvient à convaincre de lancer l’attaque par Châtillon. Un premier conseil de guerre agrée ce choix. Mais l’un de ses divisionnaires le conteste, écrit, parle, s’agite. On commence à s’habituer à l’expression des officiers de leurs dissensions ou de leur « désespérance »[15]. La défaite a toujours forcément ce goût amer qui fait cracher. On convoque un second conseil. On passera par le Mont Valérien en se divisant en trois corps. Le choix n’a pas l’air tellement meilleur, mais ce qui compte, c’est qu’on obtienne un consensus, pour une fois[16]… Et puis Jules Favre, pressé, hâte les préparatifs et « fait avancer de quarante huit heures »[17] le jour de la bataille. On n’aura pas le temps de se préparer…

  Les convois de matériel bloque l’avancée des troupes ; le corps d’armée de gauche arrive bien avant celui du centre, qui attend toujours celui de droite ; et puis, on ne comprend pas le signal de l’action, les attaques ne parviennent pas à se faire simultanément[18]. Et « l’écoulement d’une masse de troupes aussi considérables » va « demander un temps bien long… »[19], surtout qu’aucun itinéraire n’est prévu, obligeant à « se croiser », « s’enchevêtrer »[20]… Pourtant les premiers efforts sont prometteurs : l’ennemi prononce sa retraite[21]. On reprend espoir. Là, au combat, dans ce froid, dans cette boue due au dégel[22], auxquels on ne fait plus attention, on ne se dit pas que les entreprises humaines qui ont besoin de faire appel à l’espoir ou à la croyance pour se motiver sont forcément des folies, on tire. Mais l’ennemi reprend des forces. Après leurs premières réserves, les Prussiens se campent derrière des maisons, des clôtures, des murs et des fossés[23] et lancent des tirs invisibles sur les Français. Leurs ripostes se font plus sûres. Le rapport s’inverse. Ils prennent l’offensive quand les Français finissent par ne faire plus que se défendre. Dès lors, la défaite est certaine : les troupes françaises ne sont pas « de force à ressaisir l’offensive », pire elles ne seront pas « de force à soutenir la défensive au delà d’un temps déterminé »[24]. « Il faut se résoudre à la retraite qui peut encore se faire avec ordre, et que l’ennemi, très éprouvé lui-même, n’est pas en mesure d’inquiéter. »[25]. [Insister sur ceci qui veut que cette version est issue des mémoires de Trochu, partie prenante de l’affaire…]

  Les soldats qui se retirent, « de leur plein gré, sans être poursuivis » [26] ne comprennent pas leur défaite. Ils rentrent à Paris, disent aux gens : « Des morts et des blessés, il y  en a, sans doute, et il n'y en a que trop, mais pas tant que vous le croyez »[27]… On se dit que les Prussiens auraient été perdus si, « profitant des premiers avantages obtenus par nos troupes, les généraux qui les commandaient avaient continué de faire pousser en avant, au lieu de faire sonner la retraite. »[28]. Les soupçons qu’inspiraient déjà ces officiers deviennent féroces. On se demande si le général Trochu n’a pas « envoyé la Garde Nationale se faire tuer pour inciter les Français à signer la capitulation »[29]. Certains sont convaincus qu’on a voulu « pratiquer une saignée »[30] : on a envoyé se faire massacrer les parisiens « pour les calmer ». [Vérifier avec plus de scrupule encore une pareille allégation… Ducrot, dans ses mémoires, insiste sur l’échec assuré de cette bataille et les mises en garde qu’il soumet à Trochu[31]. De plus, il considère que la garde nationale est inexpérimentée et « a été partout et toujours non seulement un embarras, mais une cause de désorganisation, de faiblesse »[32]. Il s’explique et cette bataille perdue d’avance et le recours aux garde nationaux par la volonté du gouvernement de répondre à l’opinion publique : « les membres du gouvernement, en livrant la bataille de Buzenval, espéraient plutôt apaiser l’opinion publique qu’ils ne comptaient sur une victoire, comme le disait l’un d’eux : « Il faut faire faire quand même une grande sortie à la garde nationale…, car l’opinion ne s’apaisera que quand il y aura 10000 gardes nationaux par terre. »[33]. Impossible de vérifier une hypothèse ? assertion ? accusation ? pareille, Hörensagen. Difficile à croire… Pourtant devant la commission parlementaire qui s’attache à enquêter sur « l’insurrection du 18 mars », Ducrot réitère et rapporte des propos entendus dans les conseils du gouvernement : « l’opinion publique ne sera satisfaite que quand il y aura 10 000 gardes nationaux par terre »[34]. On peut noter que Trochu dans ses mémoires[35], mentionnant le récit copieux de cette bataille par Ducrot, ne fait pas l’effort d’apporter un démenti.

  Maxime Du Camp, dans ses convulsions nauséeuses, relate une séance qu’il date au 10 janvier et désigne nommément Trochu, qui aurait dit : « Si dans une grande bataille livrée sous Paris 20 000 ou 25 000 hommes restaient sur le terrain, Paris capitulerait. »[36] avant de… comment dire… tempérer ? son propos : « La garde nationale ne consentira à la paix que si elle perd 10 000 hommes »[37]. Du Camp rappelle l’immense défiance des généraux quant à la Garde nationale : « Ils en redoutaient le contact avec leurs soldats et étaient persuadés qu’elle ne ferait au feu qu’une très médiocre figure »[38]. Il énumère les idées qu’on se fait de ces gardes forcément « sous l’influence de l’oisiveté et de l’ivrognerie », qui causent « politique avec les fortes tête de la compagnie »[39]. Il rappelle aussi la défiance de la garde nationale envers les généraux auxquels « elle attribuait d’une façon absolue tous les désastres… » et chez qui elle « soupçonnait quelque arrière pensée politique »[40] et « n’avait donc aucune propension à se soumettre aux ordres qu’elle pouvait recevoir »[41]. La bataille de Buzenval accentuera encore le malentendu entre cette exigence démocrate, qui ne comprend pas qu’on décide à sa place, surtout quand les décisions sont mauvaises, et cette logique militaire, qui ne comprend pas qu’on discute du tout…

  Ducrot continue de considérer que la masse des gardes nationaux s’est « débandée bien vite » et a « fui en désordre »[42], tandis que les gardes disent avoir refusé la retraite : « nous aurions pu continuer toujours »[43]. Ils ajoutent : « sans la trahison ou l’imbécillité, la trouée était faite, Paris dégagé, la France délivrée »[44]. Par ailleurs, Louise Michel confirme dans sa Commune, « l’insistance de Paris à réclamer des sorties »[45]. La simple tournure d’esprit ne serait-ce que d’imaginer une telle malice en dit long sur les modalités d’un type de pouvoir « représentation oligarchique » qui travaille entre pressions et manœuvres… en les poussant dans leur logique jusqu’à l’aberration… Ne pas déduire ou raisonner à partir d’une spéculation.] D’autres voient dans cette débâcle la preuve qu’on cherche à faire sombrer la République au profit d’une Restauration impériale[46]. Décidément, on croit ces généraux, ces ministres capables de tout. Trochu considère que « la démagogie » passe « de l’affolement au délire »[47] et démissionne. On regarde les chiffres : « 3300 français sont blessés et 700 tués, pour ‘seulement’ 427 allemands blessés et 173 tués »[48].

Dimanche prochain, on abordera la manifestation du 22 janvier 1871, les tirs sur la foule, les morts...



[1] Le Journal des Débats, citant le Réveil, 6 janvier 1871.

[2] Ibid.

[3] Le Journal des Débats, 9 janvier 1871.

[4] Ibid.

[5] Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste, Neuchatel, 1871, p. 68.

[6] In Le Mouvement social, n° 37, octobre-décembre 1961, prenant appui sur des compte-rendus de séances ou des communications, www.commune-rougerie.fr/le-comite-central-des-vong,fr,8,83.cfm.

[7] G. Lefrançais, op. cit., p. 83.

[8] Cf Le Mouvement social, op. cit. : sur le 31octobre : “Tous les délégués se forment aussitôt en une colonne de 3 à 400 hommes environ, et se dirigent sur l'Hôtel de Ville. Malheureusement, faute de concert préalable et à cause de la précipitation des événements, leur action n'a pas de caractère unitaire” ; sur le 22 janvier : “Déconcerté comme il apparaît le 15, il est peu probable que le Comité central en tant que tel ait participé à l'insurrection du 22 janvier”.

[9] Ibid. partie I. 3.

[10] G. Lefrançais, op. cit., p. 68.

[11] Le Mouvement social, op. cit.

[12] Louis Jules Trochu, Œuvres posthumes, T I, Tours, 1896, p. 533.

[13] Ibid., p. 526.

[14] Auguste-Alexandre Ducrot, La Défense de Paris, T IV, Paris, 1878, p. 70.

[15] L. J. Trochu, op. cit.

[16] Ibid.

[17] A. A. Ducrot, op. cit., p. 100.

[18] L. J. Trochu, op. cit., p. 528.

[19] Ducrot, op. cit, p. 78.

[20] Ibid., p. 86.

[21] L. J. Trochu, op. cit., p. 527.

[22] Ducrot, op. cit., p. 103.

[23] L. J. Trochu, op. cit., p. 529.

[24] Ibid., p. 530.

[25] Ibid., p. 527.

[26] Francisque Sarcey, Le siège de Paris, 1871, p. 322.

[27] Ibid.

[28] G. Lefrançais, op. cit., p. 111.

[29] Cf par ex Christian Lebrument, La Guerre de 1870 et la Commune : vie quotidienne à Colombes, éditions L’Harmattan, 2005 ou Francisque Sarcey, op. cit..

[30] Cf Henri Guillemin, La Commune, partie 3 Il faut en finir, archives de la RTS.

[31] Ducrot, op. cit., p. 162.

[32] Ibid., p. 163.

[33] Ibid.

[34] Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars, Tome III, Versailles, 1872, p. XVIII.

[35] L.J. Trochu, op. cit., pp. 524-525.

[36] Maxime Du Camp, Les convulsions de Paris, Tome I, Paris, 1879, p. 15.

[37] Ibid., p. 16

[38] Ibid., p. 12.

[39] Ibid., p. 14.

[40] Ibid., p. 11.

[41] Ibid.

[42] Enquête parlementaire…, op. cit.

[43] Louise Michel, La Commune, collection classiques des sciences sociales, p. 127.

[44] Ibid.

[45] Ibid., p. 125.

[46] Ibid., p. 127.

[47] Ibid., p. 538.

[48] C. Lebrument, op. cit.