Notes en chemin (79)
Les murs des migrants. - Les murs de la Casona de Andrin, qui ont des oreilles et une bouche, me racontent ce matin l'histoire qu'ils ont entendue hier soir. Je profite d'en écrire un peu, faute de pouvoir sortir vu l'humeur de massacre, ces jours, du Nuberu. Les Asturiens, qui ont un peu de mémoire celte, n'en veulent pas autrement au Nuberu, maître des nuées, pour le temps qu'il leur fait ces jours, telle étant la saison guère plus propice aux Xanes, enjôleuses fées de bords de rivières (les Asturiens sont étymologiquement Gens de Rivières), et le Trasgu, équivalent mythologique de nos servants, ne peut rien non plus contre la fatalité pluvieuse. Demandez-lui d'ailleurs de la conjurer: vous ne l'aurez plus dans vos meubles, car le Trasgu va se cacher dès lors qu'on lui demande l'impossible.
Resterait la technologie de pointe. J'en ai parlé aux proprios de la Casona de Andrin, dont chaque chambre est pourvue d'une douche réglable par système électronique haut de gamme distribuant la pluie fine, le crachin, l'arrosage latéral style buse ou le jet tournoyant. Reste à inventer le réglage des célestes pompes...
Don Ramon de La Fuente n'a pas cette prétention. En homme d'expérience, il se sera contenté, sa vie durant, de travailler, beaucoup, et de diriger, dans les pays où il a migré avec sa moitié, des chantiers de plus en plus importants. Issu de terre et de tribu pauvres, il était ouvrier spécialisé quand il a débarqué, avant sa trentaine, dans cette Suisse des années 60 qu'on appelait alors de la "surchauffe". Marié dix ans plus tard, et bientôt père de deux secundi, il acquit assez de savoir pour endosser de croissantes responsabilités, notamment sur les autoroutes en construction, au titre équivalent d'ingénieur diplômé "sur le tas". Vingt ans plus tard on le retrouvait au Venezuela avec les siens, propulsé à la hauteur des tours futuristes dont il dirigeait les travaux. Puis ce fut avec les Catalans de la Costa Brava qu'il tâcha de s'entendre, lui l'Asturien pur et dur engagé dans les nouvelles constructions de Palafrugell, avant de regagner la terre mère et de s'y établir, entre océan et pics farouches, pour fonder cette Casona de Andrin aux parfaits agencements de maison d'hôtes et dont l'âme irradie dans la pleine complicité de dona de la Fuente muy ejemplar y imprescendible - mi hermana grande...
Chambres d'hôtes. - Dans le genre Bed and Breakfast, la Casona de Andrin accueille chaque année des gens de toute sorte, dont les voix murmurent encore de chambre en chambre. Les chambres de la vie communiquent à tout moment, pour la énième fois j'écoute Paco Ibanez moduler sa Triste historia, à l'instant même où j'entrouvre ce livre d'un certain J.L. Rodriguez Garcia, dédicacé à ceux de la Casona comme esta historia triste, intitulé Al final de la noche et dont je ne comprends que deux mots sur trois de la présentation, notant qu'à la fin de cette nuit romanesque, "en la soledad y en la extension amenazadora de la noche, acaso pueda aun brillar una luz, que anuncie el comienzo de un dia hermoso"...
Or la hermana grande nous racontait, hier, le dernier séjour de l'écrivain à La Casona, l'été passé, accompagné de son épouse et de son jeune fils de seize ans commençant de ruer dans les brancards. Pas très original même pour un prof de philo, mais ainsi va la vie qui bifurque et se complique, ou devient plus sereine et limpide au contraire, de chambre en chambre et le temps passant...
Segretos abiertos.- Ou ce serait l'histoire de Doree, devenue femme de chambre après l'affreux événement survenu dans sa vie, et qui va revoir, dans son asile psychiatrique, ce "terrible accident de la nature" que représente à ses yeux celui que les autres tiennent plus précisément pour un fou monstrueux, qui a étranglé leurs trois enfants et prétend les rencontrer, désormais, dans une autre dimension. Dimensionsest le titre de la première nouvelle du dernier recueil traduit d'Alice Munro,Trop de bonheur, que je lisais hier dans un coin de La Casona tandis que mi hermana grande, à qui je venais de l'offrir, le lisait elle aussi dans un autre coin, tout à côté de ma bonne amie qui lisait, elle, la version originale deDear Life,dernier livre de cette nouvelliste bonnement géniale à mes yeux, révélée par le plus beau Nobel de littérature de ces dernières années. Comparée, à tort je trouve, à Tchékhov, voire à Carver, Alice Munro est à vrai dire incomparable, ayant saisi de la vie ce qu'on pourrait dire l'insaisissable, l'impondérable, l'imprévisible horreur et la non moins effarante merveille - la vertigineuse relativité et la vérité sans fard captée à fleur de sensibilité, au fil destoriesréinventant à chaque fois une nouvelle façon de raconter...