Après deux ans de travail acharné, de fins de journée au-delà de 20 h minimum et de week-ends consacrés au boulot, ma collègue espérait remplacer sa chef en partance dans une autre direction de La Boite.
Les deux dernières années, elle avait cumulé deux postes, ceux d'une collègue partie en congé maternité et de sa chef, absente pour les mêmes raisons malgré le sous-effectif chronique du service. Son N+2 réfléchissait à l'opportunité de recruter un "collaborateur plus", sorte d'intérimaire interne à La Boite... Par contre, le boulot, lui, ne ralentissait pas : répondre aux appels, monter des dossiers, cohérents, viables et inattaquables, aller aux réunions avec les clients, se déplacer à l'extérieur, négocier.
Son N+2 et sa chef la complimentaient régulièrement sur son excellent travail, son efficacité, son intégration dans l'équipe, son professionnalisme et même son sens du management ! Sa N+1 lui avait dit qu'elle pourrait la remplacer. Son N+2 l'avait laissé entendre. Deux années d'épanouissement bureaucratique, c'était trop beau malgré le sentiment sous-jacent de se faire exploiter : la récompense était à l'horizon ! A l'époque, elle vivait une sorte de résurrection professionnelle. Pour faire simple et court, il y a une dizaine d'années, sa boite, immense entreprise publique florissante et rentable, avait été vendue à La Boite par un gouvernement "socialiste" reconverti à l'économie de marché et à la dérégulation financière. La grosse Boite publique, rentable et viable, fut vendue à La Boite, sauf qu'à l'époque La Boite était minuscule... Mais que voulez-vous, le PDG de La Boite était un homme fort influent et un représentant éminent du patronat qui avait ses entrées partout, surtout au Château.
Pour l'immense majorité des salariés de la boite publique, cette privatisation-fusion marqua la fin d'une époque, non pas de la belle époque, mais d'un temps où le travail était reconnu, et le mérite récompensé. Dès que son service fut fusionné, sa carrière fut bloquée. Au retour d'un week-end, elle n'eut plus aucune attribution, aucune fonction, aucune mission dans le nouvel organigramme. Dans son immense bonté, La Boite lui avait tout même laissé un siège, un bureau et un PC. A l'instar du narrateur du Bureau vide de Franck De Bondt, elle vint tous les jours faire ses heures.
Dans ce genre de situation, les entreprises comptent sur la lassitude de l'employé-e mis à l'index, sauf que ma collègue n'avait nullement l'intention de démissionner et de se retrouver au chômage en abandonnant un statut durement acquis. Et ce fut La Boite qui se lassa. Elle fit analyser le contenu du disque dur de son PC, comptant probablement dénicher le début de commencement d'un motif de licenciement. Sauf qu'elle fit choux blanc. Alors, La Boite lui confia quelques missions subalternes. La dépression, les arrêts maladie, le sentiment d'inutilité et d'injustice assombrirent son quotidien jusqu'à - Ô miracle - ce que la hiérarchie eut besoin de ses services. Sans pour autant retrouver un poste à la hauteur de ses compétences, elle sortit du gouffre où la La Boite l'avait sciemment condamnée. Malgré ce léger mieux, l'injustice demeurait.
Néanmoins, la perspective de travailler la boostait malgré la surcharge de travail et des horaires de dingue dans son nouveau service. Quand sa chef changea de service et que son N+2 ne tint pas sa promesse, elle comprit qu'elle avait été manipulée. Elle replongea dans ses dossiers, mais le ressort était cassé. Mais, cela ne suffisait à La Boite. Un nouvel N+1 fut nommé qui n'eut de cesse de la harceler de mails, de la surcharger de travail, de lui confier des missions impossibles, de lui retirer des dossiers, de lui en donner d'autres à la dernière minute, de lui reprocher ses absences aux réunions de service qu'il organisait quand elle était en mission à l'extérieur ou en congé... Bref, les mois passaient et son moral baissait, elle avait des ennuis de santé et de plus en plus de mal à retourner au boulot jusqu'au jour où, enfin, elle trouva un nouveau boulot...