Qui part à la chasse perd sa place

Publié le 22 novembre 2013 par Ctrltab

Un an, deux ans passèrent. J’étais à la moitié du puzzle, le chagrin se résorbait. Il était temps d’aller chercher mes affaires. Par des amis interposés, nous nous étions arrangés. Le contact direct avec lui ne m’était pas encore envisageable. Il m’avait refilé les clefs de son appartement pendant son absence. Confiance absolue. Monsieur le photographe était parti trois semaines pour un reportage en Israël. Je retrouverais mes biens dans un sac laissé dans le salon, avec mon nom sur un post-it. Si le code n’avait pas changé, son appartement avait gravi des étages et s’était agrandi. Il habitait désormais au 7ème dans un 75 m2, loin du studio placard du 2ème que nous partagions au temps de notre histoire.

J’étais arrivée tôt le matin. J’avais pris au préalable un café au comptoir au bistrot d’en bas. Table formica orange et chaises rouges, le lieu n’avait pas changé. Le gérant, non plus. Gérard, dont la chaîne gourmette en or autour du cou m’avait rappelé le nom, m’avait draguée, comme autrefois, sans me reconnaître. C’était le beau coureur du quartier. Il avait deux atouts majeurs : sa mémoire courte et sa queue longue. A ce qu’on disait. Moi, je n’avais jamais eu l’occasion d’essayer. On se refilait son numéro entre nanas : « tu verras, ce type est génial. Vu son métier, on s’attendrait qu’il soit un minimum physionomiste, pas du tout. C’est une savonnette. Si tu ne vas pas le voir régulièrement, il t’oublie au bout de deux-trois jours. Tu reviens et il est de nouveau saisi par ta beauté, ton charme, ton incroyable ondulation, etc. Il retombe amoureux devant tes yeux. Il a couché avec toi il y a six semaines mais tu ressors, blanche perle, d’un coquillage telle Vénus des eaux. Rien de mieux pour se refaire une virginité. Certaines s’en agacent. Hypocrites, elles prétendent vouloir être distinguées, choisies. Mais la plupart en raffolent. Avec lui, c’est toujours le ravissement amoureux et le plaisir de la première fois. En toute impunité. Et sans conséquence. »

Gérard était en train de me caresser la main du bout des doigts tandis que je jouais avec le petit morceau de sucre de mon café. Ce n’était pas désagréable. J’aime les caresses volées. Moi, je broyais le carré blanc pour en éparpiller les petits grains. Je démonterais de la même manière 24 000 pièces quand je l’aurais terminé. Gérard m’expliquait les vertus du café noir pour noyer les nuits blanches. Je payais et oui, c’était promis, je repasserais tout à l’heure.

Je décidais de ne pas prendre l’ascenseur et de monter les marches, une par une. Cela me donnerait l’occasion de les compter. Les chiffres étaient toujours là pour m’aider. 144. Jusqu’à la porte de Mr J. Desprintemps. J’avais le souffle court. Trois verrous, les propriétaires devaient être paranoïaques. J. n’en avait fermé qu’un seul. Pour le principe, je suppose. Car Mr était un fervent militant des non-frontières et prônait la politique des portes ouvertes. Mon hypothèse se confirmait, une fois le seuil franchi, la porte ne pouvait se claquer, elle exigeait un tour de clef. C’est son système qui avait donc contraint mon ex à la fermer, ses convictions n’avaient pas changé.

Le lieu avait l’odeur de cuir d’une voiture neuve. Le vestibule desservait l’ensemble des pièces. Sur la droite, le salon et un bureau donnant sur la rue. Sur la gauche, la cuisine, les toilettes et la chambre à coucher qui cachait la salle de bain. Dans un rapide tour du propriétaire, je constatais qu’il serait facile de fouiller ici. L’appartement était nu. Presque neutre. A l’image de l’espace mental de Julien. Chaque objet ne devait sa présence qu’en réponse à un besoin vital. Un lit pour se coucher, une banquette pour prendre le thé, un frigidaire pour conserver, une table pour manger, une autre pour travailler. Tout était fonctionnel, simple et de bon goût. Pas de chichi. C’était neuf et confortable. Les cartons de la cafetière ou du grille-pain traînaient encore dans la poubelle de recyclage papier. Je vérifiais les marques, de haute standing. Son train de vie avait bel et bien augmenté. J’accumulais les preuves. Il n’y avait rien de superflu. Si ce n’était les fruits de son travail. Là, une pile de son dernier livre, ici des books de mannequins, ailleurs des tirages, ici encore un amoncèlement de cartons d’invitation. Et puis, sur le mur, face au lit King size sur lequel j’étais montée, prête à sauter dessus pour en tester les ressorts et les possibilités qu’il offrait pour les parties de jambes en l’air, j’ai lu le graffiti : « JD <3 AC » Pardon ? Julien Desprintemps aime AC ? Et puis encore, c’est qui, cette pute qui défigure la géopolitique physique de mon ancien amant ? Putain, si seulement j’avais pu avoir 24 000 avec moi, j’aurais enfilé dix pièces d’affilée. C’est l’inconvénient de ce puzzle, on ne peut pas le trimballer.

Je voulais en savoir davantage. Je me mis à explorer tout ce qui était farfouillable. Je fis les placards de la salle de bain, y découvris ses produits de beauté – à elle : shampoing cheveux secs, après-shampoing spécial lissage, huile pour cheveux bouclés, fond de teint foncé couleur 54 Armani, rouge à lèvre dragon Chanel 28, ombres à paupières Yves-Saint-Laurent collection Marrakech, crème premières rides pour les yeux, de l’homéoplasmine, du fil dentaire… Je pouvais dresser son portrait robot : une brune orientale, pimpante et soignée, trentenaire. Puis je plongeais dans l’interdit : ses classeurs et ses papiers. J’épluchais les factures EDF et ses contrats. Il n’était pas le genre à tenir une correspondance. C’était un homme de l’image, ce n’est pas ainsi qu’il s’exprimait. C’est autre chose que je cherchais. Pas des mots mais des nombres. Des ombres. Un couperet final. La sentence. La mise à mort. L’estocade. Je n’avais aucune honte. Un taureau percé de bandilleros  a-t-il des remords quand il fonce, fou furieux, sur le toréador ? Non. Et encore fait-il cela pour lui plaire. Pour lui offrir sa belle mort, pour jouer le jeu, pour amuser la galerie, parce qu’il sait qu’il a de toute façon perdu. La mort se distille dans ses veines, mais bon sang il doit encore rendre hommage à celui qui la lui donne. Je ne négligeais aucun tiroir, aucun dossier, aucune enveloppe. Mémorisais comme une professionnelle leur état afin qu’il ne puisse pas lire les traces de ma chasse. Et enfin, j’attrapais le gibier, entre une carte postale d’Italie de sa mère et un rappel d’impayé des impôts : une facture de la place Vendôme pour une bague de fiançailles Cartier dressée à son ordre. Taille 48, collection solitaire ballerine, platine 950 ‰, diamant taille brillant au centre de 0,99 carats, prix 5 300 €. La bague Swatch qu’il m’avait autrefois offerte valait 53 €, deux zéros de moins. Une nette dévaluation.

Je pris mon sac en plastique abandonné comme convenu dans le salon, libellé au nom de Mylène Dubois, et sortis. Je fermais la porte derrière moi, les trois verrous à double tour.