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En un monde parfait / Kasischke

Publié le 25 septembre 2013 par Lulamae Barnes @lulamaeA

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Jiselle, la trentaine et toujours célibataire, croit vivre un véritable conte de fées lorsque Mark Dorn, un superbe pilote, veuf et père de trois enfants, la demande en mariage. Sa proposition paraît tellement inespérée qu’elle accepte aussitôt, abandonnant sa vie d’hôtesse de l’air pour celle, plus paisible, croit-elle, de femme au foyer. C’est compter sans les absences répétées de Mark, les perpétuelles récriminations des enfants et la mystérieuse épidémie qui frappe les Etats-Unis, leur donnant des allures de pays en guerre. L’existence de Jiselle prend alors un tour dramatique…

Pour être honnête, je ne pensais pas chroniquer un énième livre de Kasischke à la suite des deux romans donc j’avais déjà parlé, pensant probablement, à tort, que j’avais eu un panorama assez vaste de son écriture pour passer à autre chose; et puis la semaine dernière alors que je peinais à me faire mon chemin à travers Les New Yorkaises d’Edith Wharton, ce livre me tombe entre les mains de manière providentielle.

Pour une fois donc, je vous ferai grâce de mes remarques habituelles sur la quatrième de couverture -qui utilise ce ton sensationnaliste détestable et passablement nuisible à la qualité de l’oeuvre de Kasischke- qui n’a joué aucun rôle dans ma décision de lire ce livre.

Au passage, et avant de parler du contenu, je tiens à saluer les choix graphiques de l’éditeur qui a doté ce livre d’une image de couverture vraiment splendide.

A ceux qui, comme moi, auraient lu Les revenants et La couronne verte et pensent avoir fait le tour de ce dont Kasischke est capable, je ne saurais que trop vous conseiller de donner une chance à ce roman.

L’auteur se livre ici à un exercice tout particulier, celui de l’anticipation. Exercice qui au demeurant peut s’avérer extrêmement périlleux lorsque l’on pense aux chefs d’oeuvre déjà écrits par les grands noms du genre.

Et pourtant, dès les toutes premières lignes, Kasischke met une fois de plus en scène son génie de la narration, son talent pour introduire le lecteur au coeur du monde tissé avec patience et dévotion qu’elle a imaginé.

La narration est ici tellement souple, sans être éclatée, qu’elle semble véritablement avoir été construite autour du lecteur plutôt que comme une structure rigide et linéaire à laquelle le lecteur aurait été invité à se conformer. Nous sommes ainsi continuellement invités à jongler entre différents niveaux de temps, sans jamais avoir la sensation d’apercevoir les ficelles actionnées par l’auteur.

Ce roman exploite la peur d’une fin apocalyptique de l’humanité -lente mais inéluctable- tout en sachant garder la dimension poétique qui fait la richesse sémantique et picturale de l’écriture de Kasischke.

Au monde actuel l’auteur substitue au fil de l’oeuvre un monde ralenti dans lequel les individus sont peu à peu forcés de se retourner vers les valeurs autrefois fondamentales de l’humanité.

Dans une sorte de métaphore très subtile Laura Kasischke nous illustre le monde dans lequel nous vivons par la vision qu’elle nous donne de son personnage principal : Jiselle. Au début de l’intrigue Jiselle est hôtesse de l’air. Continuellement entre deux vols elle vit dans des hôtels et fréquente des collaborateurs, des collègues qu’elle ne revoit jamais. Elle parcourt le monde sans répit mais n’a pas de foyer, ni matériel -elle n’a pas de vrai chez-soi, ni spirituel – pas de mari et une mère tyrannique. Jiselle est belle, Jiselle est libre, mais elle n’est pas heureuse.

A cette vie apparemment idyllique Kasischke substitue une vie faite de contraintes, de peines, de frustrations. Au fur et à mesure que l’environnement se dégrade en toile de fond de l’intrigue (une pandémie mondiale prenant sa source aux Etats Unis ravage le monde), Jiselle est soudain conscrite à un espace de vie de plus en plus restreint. Avec l’arrêt des échanges internationaux, le manque de pétrole, la disparition définitive de l’électricité, Jiselle se trouve soudain aux antipodes de sa vie antérieure, à devoir assurer la subsistance d’autres personnes qu’elle-même dans un retour aux règles implacables qui ont régi l’humanité durant des siècles avant que notre civilisation ne se donne soudain l’illusion d’en être définitivement affranchie.

C’est finalement au coeur de ces contraintes et de ce périmètre restreint que Jiselle trouve ce qu’elle cherchait en vain autour de la planète.

C’est à travers ce paradoxe ultime et complexe que Kasischke déploie la poésie de son écriture finement ciselée, nous ouvrant les portes d’un monde en clair obscur, se peignant dans toutes les nuances de la violence et de la beauté.

Un exercice qui ne manque pas de l’amener à disséquer avec patience et minutie les peurs intimes comme les aspirations profondes de l’humanité, les valeurs de la société américaine et l’image que le monde se fait de ce pays si souvent en contradiction avec lui-même.

En un monde parfait est définitivement une oeuvre que je classe dans la liste de mes romans favoris, pour tout ce que j’y ai trouvé de réflexion et de patiente construction mais surtout pour toutes ces choses qu’il me reste à y découvrir lors de prochaines relectures.


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