1848 : Wagner compose Lohengrin mais il songe sérieusement à utiliser le personnage de Siegfried pour un ouvrage futur. En 1851, le projet prend forme, mais de façon assez curieuse : il écrit un drame intitulé Les Nibelungen dans lequel il amalgame la légende des Nibelungen et les débuts du Saint-Empire Romain Germanique, soit les Nibelungen et les Gibelins. Œuvre hybride et de son propre aveu « peu convaincante » et qu’il va vite laisser de côté. A la même époque, il écrit le texte de La Mort de Siegfried dont naîtra plus tard Le Crépuscule. Puis, se prenant au jeu, il va remonter le temps, évoquer la jeunesse de Siegfried et le réveil de Brünnhilde, puis les événements qui étaient à l’origine de la punition de la walkyrie et enfin les origines mêmes, le vol de l’or par Alberich, la création de l’Anneau et la malédiction qu’il porte en lui.
Le plan étant fait, il se met au travail en 1851. Le jeune Siegfried est écrit en quelques semaines ; juillet 1852 verra l’achèvement du poème de La Walkyrie et novembre de la même année, celui de L’Or du Rhin.
Mais, au cours de ce retour vers le passé de son jeune héros, Wagner a transformé une simple légende en une véritable cosmogonie chargée de symboles et surtout, le personnage central, le vrai héros de l’histoire s’est déplacé : ce n’est plus Siegfried, c’est Wotan. Ce déplacement est très significatif quant à l’évolution psychologique de Wagner et au sens de son poème dramatique.
Le passage à l’écriture musicale du drame se fait très rapidement. En mai 1854, la composition de L’Or du Rhin est achevée, celle de La Walkyrie en mars 1856. Alors qu’il travaille à la partition de Siegfried, il délaisse son sujet pour composer une autre œuvre, Tristan et Isolde. Ce n’est qu’en 1869 qu’il reprendra Siegfried, achevé en 1871 et il mettra le point final au Crépuscule en 1874.
Ce long cheminement vers la maturité montre également l’acquisition progressive de la maîtrise de sa technique musicale. Dans La Tétralogie, il est au sommet de son art et se réalise dans toute sa plénitude.
Peu d’œuvres, à l’exception du Faust de Goethe, ont donné lieu à autant d’interprétations, d’exégèses, de commentaires que La Tétralogie. Cette œuvre multiplie les symboles à l’infini. L’action, empruntée aux mythologies scandinave et germanique offre une matière dramatique saisissante. Les héros sont issus d’un lointain passé imaginaire mais Wagner les a chargés de tant de traits humains qu’ils nous ressemblent comme des frères. Ils sont l’incarnation de sentiments éternels. Affranchis des contingences du réel, les personnages wagnériens, quasiment tous empruntés à la légende, se chargent d’un potentiel d’émotion et d’une signification universelle bien plus forts que des êtres pris dans la réalité quotidienne. Wotan, Siegfried, Brünnhilde ne sont pas des personnages réels, mais ils sont plus vrais dans leur humanité que beaucoup des personnages du théâtre réaliste.
Ces personnages sont aussi pour Wagner un moyen de donner à son œuvre une portée sociale. Révolutionnaire volontiers anarchiste, ce qui lui valut un long exil qui ne s’acheva qu’en 1860, il fait passer sa révolte dans son univers mythique : « Wotan serait la décadence d’une société basée sur l’égoïsme et la propriété, faisant bientôt place à l’homme libre et pur de l’avenir. » (1)
Il est indéniable également que l’influence de Schopenhauer se fait sentir dans le déplacement du héros de Siegfried (la vie à l’état pur) vers Wotan (les pulsions autodestructrices, le refus de vivre) ; cette influence intervient après coup et dirige l’analyse de Wotan vers la doctrine du « non-vouloir vivre » ; cela suppose néanmoins que Wagner n’aurait compris la portée de son œuvre qu’a postériori, et à travers l’œuvre d’un autre…
Pour certains critiques, L’Anneau du Nibelung aurait une signification religieuse. Marcel Doisy cite l’exemple de William C. Ward selon lequel Wotan « est la personnification de la religion qui, par avidité de puissance et de domination, commet la faute de s’enfermer dans les rigueurs du dogmatisme (les murs du Walhalla), de se lier par des pactes (le marché avec les géants) et des lois rigides (Fricka). Ainsi mis en contradiction avec sa propre conscience (Erda), il sacrifie ce qui lui est le plus cher : l’esprit de vérité et d’amour (incarné par Brünnhilde) et il condamne le meilleur de ses enfants (Siegmund) pour avoir obéi aux lois du cœur et non à celles de la tradition. A l’issue du conflit, le monde est sauvé par les purs instincts de l’homme vraiment libre (Siegfried) qui s’unit à l’amour et à la vérité (Brünnhilde). La doctrine succombe à ses imperfections en Wotan et fait place à la pure religion d’amour symbolisée par l’apothéose finale de la Walkyrie, par-delà la chute du Walhalla. » (1)
On le voit, les interprétations sont nombreuses, variées et plus ou moins convaincantes. Mais parviennent-elles à rendre toute la richesse de cette œuvre ?...
Comme on l’a dit plus haut, Wotan est le personnage central du Ring, et il apparait comme tel dès L’Or du Rhin. C’est le roi des dieux, mais un dieu singulièrement humain par ses faiblesses, ses erreurs, ses contradictions intérieures, ses reniements et, malgré tout, sa grandeur. « Wotan est le lieu même de la tragédie humaine » écrit Guy de Pourtalès. (2) Définition qui semble parfaitement exacte au regard des oppositions fondamentales du personnage de Wotan. Il est la nature humaine à l’état pur.
« Regarde bien Wotan, écrivait Wagner à son ami Roeckel, il nous ressemble à s’y méprendre. Il est la somme d’intelligence du temps présent, tandis que Siegfried est l’homme attendu, voulu par nous, qui doit se faire lui-même par notre anéantissement, l’homme le plus parfait que je puisse imaginer. » (2)
Ce n’est pas un hasard si Wagner écrit ces lignes à cette époque de sa vie. Il est loin d’être cet homme parfait, mais il est Wotan dans toutes ses imperfections, ses aspirations contradictoires, et à qui il faudra un long et douloureux cheminement pour acquérir la lucidité et avec elle, la sérénité à travers le renoncement.
La jeunesse de Wotan s’est caractérisée par une folle dépense d’énergie frénétique, à la recherche de tous les plaisirs, entièrement placée sous le signe de l’instinct. Et puis, il a senti monter en lui le désir de puissance. Cette puissance, il ne pouvait l’acquérir qu’au prix d’un sacrifice : celui d’un de ses yeux. Le symbole est limpide : en acceptant de perdre un de ses yeux, « c’est la lumière de sa conscience que Wotan a amoindrie. » (1) Il a ainsi pu boire à la source de sagesse qui coule au pied du Frêne du Monde, Yggdrasill, et conquérir la souveraineté de l’univers, épouser la déesse Fricka, symbolisant les lois qui assurent la continuité du pouvoir et qu’il a gravées sur sa lance. L’égoïsme et l’ambition se sont introduits en lui, et les vivants ont perdu la joie de vivre et leur libre épanouissement. Ces différentes étapes marquent bien « l’aspiration de l’homme au dépassement de soi-même » : abandonnant l’instinct de sa jeunesse, Wotan a voulu conquérir le savoir ; mais son ambition insatisfaite lui a fait désirer et obtenir le pouvoir. Comme ce n’était pas encore suffisant, il a aspiré à l’éternité de ce pouvoir.
« Cette perpétuelle insatisfaction, cette incessante volonté de dépassement ont leur noblesse. Elles sont aussi une course à l’abîme et ce sera la dure leçon de Wotan, car le savoir ternit l’instinct et le pouvoir corrompt le savoir. Il lui faudra gravir tous les degrés du renoncement avant de voir, comme en la projection de son rêve, la rayonnante communion avec la vie s’incarner en Siegfried. » (1)
Cette évolution du personnage est parfaitement montrée dans le prologue et les trois journées du Ring : Dans L’Or du Rhin, Wotan est un despote orgueilleux et triomphant, dans La Walkyrie, s’il est certes au sommet de sa puissance, il apparait déjà comme un vaincu, prisonnier de ses actes et des runes qu’il a lui-même gravées sur sa lance ; dans Siegfried, il n’est plus qu’un témoin de l’action, à laquelle il ne participe plus : il n’est d’ailleurs plus nommé par son nom. Il n’est que « Der Wanderer », « Le Voyageur ». Dans Le Crépuscule, il n’apparaîtra même plus. C’est Waltraute qui, face à Brünnhilde, fera de lui une saisissante description dans son récit de cauchemar : immobile et silencieux, le dieu est assis sur son trône, les tronçons de sa lance au poing. Il est sourd à toutes les prières. Il attend. Il attend sa fin.
(1) – Marcel Doisy, préface à l’édition GF bilingue de L’Or du Rhin.
(2) – Cité par Marcel Doisy.
Extrait de L'Or du Rhin : les avertissements d'Erda. Oralia Dominguez dirigée par Herbert von Karajan.