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L'âge de la falsification.

Publié le 24 novembre 2013 par Sebastienjunca

 

« Le malaise dont nous souffrons ne vient donc pas de ce que les causes objectives de souffrance ont augmenté en nombre ou en intensité ; il atteste, non pas une plus grande misère économique, mais une alarmante misère morale. »

Émile Durkheim,

Le Suicide.

L’été est propice aux grands déballages de toutes sortes. Que ce soit sur les plages ou encore dans la rue, les chaleurs persistantes poussent le tout un chacun à une forme de mise à nu aussi bien physique que symbolique. Autant d’occasions de s’apercevoir à quel point le phénomène du tatouage par exemple, s’est désormais répandu au sein de toutes les générations des pays industrialisés. À travers cette pratique on s’invente le plus souvent une identité, une histoire, une vie le plus souvent rêvée, comme pour mieux échapper à la monotonie et à la trivialité du quotidien. De plus en plus et par tous les moyens, chacun et chacune cherche à se singulariser, à se rendre unique aux yeux des autres. Croyant ainsi se distinguer, on ne fait que davantage se fondre dans la masse en sacrifiant aux formes les plus esthétiques du panurgisme, de la loi du troupeau et des instincts grégaires. On met de la sorte en avant un évènement de sa vie, une rencontre, une naissance, un voyage qu’on désigne a posteriori comme « initiatique ». Puis on l’affiche ostensiblement aux yeux de tous dans l’espoir à peine dissimulé d’une forme de reconnaissance sociale et affective.

On dévoile les plus infimes et intimes détails de sa vie sur le Web dont le corps lui-même devient la vitrine, le sommaire ou le menu. On grave sa chair comme un disque dur. Par peur sans doute d’oublier qui l’on est au milieu de cette débauche d’informations, d’identités et de vies successives au sein d’une seule. Pour autant, cette apparente superficialité masque, c’est certain, un besoin plus profond.

À ses origines, le tatouage suppléait au défaut d’écriture des peuples premiers. Par lui le corps disait son appartenance à telle société, groupe, clan, caste ou autre lignée de sang royal. Il narrait au fil des arabesques et des volutes les étapes de la vie, les exploits guerriers, la maturité ou la sagesse.

Aujourd’hui, la variété des moyens technologiques comme les possibilités de conserver et de propager toutes les informations possibles semblent infinies. Pour autant, la richesse et l’étendue de cette mémoire numérique qui nous est désormais acquise n’ont d’égales que sa fragilité et son caractère éphémère. En un clic comme en un couac tout peut disparaître, instantanément, irrémédiablement. Les souvenirs de toute une vie, des milliers de photos, de lignes écrites ou d’heures filmées. À bien y songer, nos disques durs pourront-ils prétendre à la même longévité que les manuscrits de la mer morte ? La question se pose à une époque où la sécurité numérique est tous les jours mise en péril.

Que cherchons nous au juste sinon laisser notre empreinte au sein d’un monde plus que tout incertain ? Mais encore faut-il pour cela savoir qui l’on est.

La tendance aujourd’hui est à l’affichage. Sur tous les supports et de toutes les manières possibles on expose ce qu’on est ; ou ce qu’on croit être l’espace d’un moment : ses goûts, ses plaisirs, ses passions, ses pulsions aussi ; les gens qu’on admire ou ceux que l’on hait... On clame à cor (ou à corps) et à cri qui on est dans l’espoir d’être connu par ses pairs, ses semblables, ses doubles. Tous ceux desquels on attend en retour cette reconnaissance sociale dont chacun a besoin pour pouvoir se construire.

De toutes les manières, on se fait le dieu de son propre univers. On se constitue sa mythologie personnelle, sa vie, son œuvre, un cercle d’amis, un monde en soi. On se veut esthétique, athlétique, médiatique et donc public. On veut concentrer sur soi tous les regards quitte à se perdre soi-même dans cette « exophagie » pour se sentir exister toujours davantage jusqu’à la rupture ou la consommation finale. Au milieu de la multitude vagissante et glapissante chacun veut sortir de sa solitude anonyme en créant l’évènement, fusse sur la base de la falsification et du mensonge.

Le récent engouement des hommes pour le silicone et ses applications morphologiques et esthétiques en dit long sur l’état d’esprit qui anime ces nouveaux Apollons et Hercules de pacotille. Certains, encore pionniers de la discipline n’hésitent plus désormais à arborer pectoraux, mollets et biceps de gélatine pour le seul plaisir de paraître et de séduire. Il y a encore quelques années, on pouvait encore comprendre la démarche du culturiste qui, à force de sueur, de souffrances, de volonté et de sacrifices sculptait son corps herculéen dont la musculature saillante reflétait une puissance physique bien réelle et une admiration non moins méritée.

Aujourd’hui, quelle décadence que de constater que ces biscotos n’ont pas plus d’histoire et de vécu, de consistance en somme, que ceux qui les exposent. Où peut bien se trouver le plaisir d’afficher des muscles de carton-pâte et de papier-monnaie, aussi bien pour ceux qui les exhibent que pour ceux qui les admirent ? Quel sens peut-on de la sorte retirer d’une existence à ce point contrefaite ? Je n’ai jamais bien compris la satisfaction que l’on pouvait retirer, non pas tant du mensonge, qui peut s’avérer parfois utile voire même salvateur, mais de la tricherie ou de l’imposture. C'est-à-dire de cette variété du mensonge dont on finit tôt ou tard par être soi-même la victime à force, non seulement de le laisser croire aux autres, mais surtout à soi-même. C’est avoir bien peu d’amour propre que de se livrer sans vergogne à une telle falsification. C’est aussi, dans les mêmes proportions, avoir un égo démesuré que de vouloir payer parfois si cher l’admiration des autres et la sienne propre.

Car le « s’aimer soi-même » n’est-il pas en dernière analyse à l’origine de toute cette débauche d’expédients ? Éprouvons-nous si peu d’amour envers nous-mêmes qu’il nous faille à ce point implorer celui des autres ?

Pire encore, le langage comme tous les autres moyens de communication est aujourd’hui la proie de ce « relooking » généralisé qui vise à maquiller une réalité sans doute trop « ordinaire ». Tout comme les images, les mots sont découpés, fractionnés, raboutés, recollés, enjolivés et déformés. Ils ne sont non plus adaptés aux faits, mais à nos désirs de voir les faits différents de ce qu’ils sont. Par la manipulation et la trituration du langage on parvient à prêter des intentions aux choses même les plus universelles. On « fait dire » aux choses ce que l’on souhaite entendre. Par là on se rassure et on renforce ses convictions.

Nos relations humaines elles-mêmes sont depuis longtemps falsifiées. De plus en plus rarement l’instinct a le droit de cité. La séduction elle-même à recours à toutes les formes de falsification auditives, olfactives, visuelles ou tactiles. Depuis longtemps déjà on fuit les odeurs corporelles naturelles qui sont pourtant un élément essentiel de séduction inconsciente. Les industriels et les faiseurs de mode on aujourd’hui largement convaincu les masses du bien fondé des essences artificielles et des parfums qui n’ont pour seule raison d’être que l’attrait de la mode et le goût du luxe. Le pouvoir de séduction de tout individu n’est plus directement validé par le futur partenaire. Il doit être au préalable entériné par la société et par ses codes.

Le langage en perpétuelle évolution, la mode vestimentaire et jusqu’aux idées elles-mêmes deviennent autant d’artifices qui pourtant nourrissent au quotidien nos relations avec autrui. Dès lors comment s’étonner de la fragilité grandissante de nos relations et donc de la structure sociale elle-même ? Comment s’étonner que les couples et les familles elles-mêmes se trouvent de plus en plus fragilisées avec le temps qui passe ?

Aujourd’hui, notre désir d’appartenance et surtout de reconnaissance sociale nous fait explorer des voies multiples et variées qui sont autant de changements de personnalités et de concession faîtes à la société contre la nature. Or, ce sont bien encore des corps faits de chair et de sang qui doivent vivre ensemble, procréer et tisser des liens familiaux et humains. C’est bien encore de la terre que nos corps tirent leur énergie et vers elle qu’ils retournent sous forme de matière azotée.

La frontière est parfois ténue entre le service et le sacrifice ; entre le service et le servage. Autant l’homme a besoin de la société pour se construire et exister en tant qu’individu ; autant la société elle-même a besoin d’individus singuliers à même de lui apporter chacun une pierre nouvelle à son édifice. Ce n’est pas le poème qui fait le mot juste ; c’est le mot juste qui fait au contraire le poème. Or, une vie juste participe d’une société saine et harmonieuse à même de nourrir et de développer de belles personnalités.

L’imitation a ses limites. Imiter c’est limiter notre capacité créatrice ; notre aptitude presque divine à transformer le monde et à poursuivre son élan créateur. Sacrifier à la mode c’est faire en sorte que chacun se reconnaisse en l’autre. C’est encourager le panurgisme et la loi du troupeau qui symbolisent tout ce que l’évolution abhorre : la répétition. Quand au contraire elle ne tire son pouvoir créateur que de la différence. La volonté de plaire au plus grand nombre conduit le plus souvent à la falsification, au nivellement, au lissage des formes, des couleurs, des sons et des idées. L’uniformisation de pans entiers de nos sociétés, l’effet de mode et l’effet de masse ne sont que les symptômes d’un mal plus profond. Il trouve son origine dans le manque de reconnaissance des talents, aptitudes et autres dons personnels que chacun possède. Car tout homme peut et doit apporter sa pierre à l’édifice social. Or il faut pour cela que la société elle-même avec ses codes, ses institutions, ses lois, son mode de fonctionnement et son organisation reconnaisse en chacun sa singularité. On ne doit plus, sur la base d’une idéologie dominante toute axée sur le profit, le commerce la consommation, le progrès, l’économie de marché, la compétitivité, mettre en avant certains caractères sociaux contre d’autres moins dans l’air du temps. C’est condamner inexorablement la société à des formes artificielles, hypertrophiées et non viables lors qu’elle a toujours été une force naturelle, composante incontournable de l’évolution des espèces et de la création du monde.

Il nous faut désormais concilier amour de soi et amour des autres ou reconnaissance sociale. Et non plus, comme on a encore trop souvent tendance à le faire aujourd’hui, à chercher dans le regard et l’admiration de la foule un substitut à notre mal-être individuel. Un mal-être le plus souvent nourri de l’indifférence d’une certaine forme de société à l’endroit de ce que nous sommes vraiment : un être dont les vrais talents, ceux que la nature lui a prodigués, sont resté ignorés de tous, sinon même de lui-même.

En 1883, dans Le droit à la paresse, le socialiste Paul Lafargue écrivait : « Notre époque sera appelée l’âge de la falsification, comme les premières époques de l’humanité ont reçu les noms d’âge de pierre, d’âge de bronze, du caractère de leur production. » Le gendre de Karl Marx était encore bien loin de se douter à quel point le phénomène qu’il dénonçait n’était alors qu’à ses balbutiements. Plus d’un siècle plus tard, les formes de cette falsification généralisée n’ont de cesse chaque jour de surprendre et d’affliger les plus lucides d’entre nous. Bien loin d’en épuiser les formes, le phénomène ne fait qu’en inaugurer chaque jour de nouvelles. Lesquelles poussent inexorablement notre espèce vers les plus insondables limites de l’absurdité, traduction d’une évidente misère morale.

Sébastien Junca


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