Karlheinz Stockhausen - Helikopter Striechquartett programme
On a parlé de désaccord et de contrariété démocratiques. Il me semble que ça donne forcément envie d’aller voir du côté de la chose musicale…
J’aimerais d’abord prendre appui sur quelque chose qui aura été un manifeste puis une étude qui aura fracassé l’idée – l’idée que l’on se fait – musicale, à savoir l’Art du bruit de Luigi Russolo, qui fête cette année ses cent premières petites années… Je ne sais pas par quel bout le prendre. Molaire et moléculaire comme synchronique et diachronique, c’est pareil, ce ne sont pas des différences de niveaux, mais des différences d’exposé. Là alors, quand je dis qu’on n’atteint pas un seuil où on aurait ici groupe, là individu, ici ensemble, multitude, là singularité, point, on y est : la musique est un ensemble de sons, le son est un ensemble de vibrations, etc. Je pense que c’est une très belle violence de la pensée. De ne pas atteindre ce seuil, je veux dire.
Alors, par exemple, le son. Le son, le bruit. Russolo les distingue : on a bruit quand les vibrations dissonent, précisément quand « les vibrations secondaires sont en nombre plus grand que celles qui produisent normalement un son ». On aurait un son, disons, pur si on produisait une vibration simple. C’est très simple à concevoir. Une vibration égale un son, plusieurs vibrations égale un bruit. J’aime les choses concrètes, n’est-ce pas, et il se trouve qu’il donne un exemple qui parle… Il illustre la chose par une histoire de baguette plongée dans une eau, il précise, forcément, calme. Si on la plonge doucement, une ondulation se propagera en « s’élargissant régulièrement », ça c’est pour le son ; si on agite la baguette, en plus de cette ondulation, d’autres ondulations se formeront et viendront se superposer, ça ce serait pour le bruit.
Mais évidemment, tout lecteur de notre recherche sait déjà que, pas plus qu’on a de couleur pure, pas plus qu’on ne sait établir un nom, on n’a pas, on ne peut pas avoir de son pur. Vous imaginez ma gourmandise et comme ça vient tout à fait faire mes affaires… Seul le diapason produit des vibrations simples, nous dit Russolo : « tous les autres sons donnent au contraire une courbe périodique altérée laquelle révèle que leur vibration est composée. »… Je me pourlèche les babines et je crois qu’on se pourlèche les babines pour essuyer le débordement de salive qui s’impatiente…
Dans la musique du Moyen-âge, jusqu’aux polyphonies « les plus compliquées des musiciens flamands », on ne connaît pas l’accord : « le désir et la recherche de l’union simultanée des sons différents (c’est-à-dire de l’accord, son complexe) se manifestèrent graduellement ». Ca nous rappelle quelque chose… Une organisation qui unifie et accorde, pose des utopies d’accords, des sons, des noms, qui s’identifient en se différenciant les uns des autres parce qu’il y a ensemble et il y a ensemble parce qu’ils s’identifient… Diantre ! Il y a utopie de l’accord, sans qu’on sache très bien dire si ce qui tient du totalitarisme c’est cet accord ou cette utopie.
Regardez, entendez ces sons débordés par des vibrations qui les tracassent et qui ne les laissent pas s’accorder. Dans son Manifeste, Russolo écrit : « Il faut rompre à tout prix ce cercle restreint de sons purs et conquérir la variété infinie des sons-bruits »… mais c’est qu’il n’y a pas de sons purs, autrement que des mascarades, il n’y a que des sons-bruits et les « dissonances persistantes et compliquées de la musique contemporaine » ne les inventent pas, elles ne font que les dégager. « Chaque bruit a un ton, parfois aussi un accord qui domine sur l’ensemble de ces vibrations irrégulières » ajoute-t-il plus loin. Pour que l’organisation fonctionne, la musique est vouée à ignorer les minorités. La chose est exquise, forcément. Et Russolo, qui entend ces dissonances, est tenté d’épingler un ton à un bruit, de regrouper et de distinguer par catégories… On peut comprendre la tentation, organiser les bruits, accorder les désaccords… on ne lui en tiendra pas rigueur, mais on ne s’y intéressera pas non plus… Non, non. Ne cherchons pas un ton, un rythme (pré)dominants, leurres ahuris, commodités totalitaires… Non. Écoutons ce vacarme proliférant de vibrations minoritaires qui ne se laissent pas reconnaître et désigner !
Rien n’est fait pour nous étonner décidément dans cet éloge agourmandi du bruit, mais on n’aurait tort de bouder notre plaisir à voir notre intuition se confirmer encore à propos de tout autre chose… Faisons un pas de plus…
Je voudrais m’arrêter sur une pièce de Stockhausen, Helikopter-Streichquartett, qui combine bruits et sons avec un certain prodige… Je crois qu’il faudrait d’abord décrire le dispositif… Alors… Il s’agit d’un quator à cordes, donc, un violon, un second violon, un alto et un violoncelle, chacun emporté par un hélicoptère. Si on lit la description qu’en donne Stockhausen lui-même, sont installés trois microphones dans chaque hélicoptère, un microphone qui capte le son de l’instrument, un autre devant la bouche du musicien et un troisième à l’extérieur qui capte « les sons et les rythmes » des rotors. Enfin une caméra suit les musiciens depuis leur départ et sont installées dans le cockpit de telle façon que l’on puisse voir la terre derrière les musiciens.
Les partitions des musiciens faites de tremolo par glissandi entrecroisés qui rappellent, par exemple, un bourdonnement d’abeilles (voir les propos recueillis ici) ou de moustiques (Robin Maconie, Other Planets: The Music of Karlheinz Stockhausen, 2005, p. 514)… Noter qu’instruments et rotors doivent se mêler, fondre, mélanger (blend)… Noter enfin que les hélicoptères doivent voler à une altitude si haute que le son direct des rotors est plus doux que celui des enceintes ou « mieux encore, inaudible »…
Je ne m’arrêterai pas sur l’ingéniosité du travail sur l’espace de ce dispositif qui conçoit des musiciens qui se déplacent et accuse quelque chose comme la polyphonie… Par contre j’imagine qu’il faut brièvement faire… allusion à la façon, aux conditions de fabrication… Cette pièce s’inscrit dans le Mittwoch de l’opéra Licht, opéra qui est conçu d’après ce que Stockhausen appelle une super-formule… Tout de passe-passe magique sur lequel on va se pencher…
« Pour obtenir l’unification et la cohérence de la totalité de son œuvre multiple qui renonce complètement à la narrativité de l’opéra, Stockhausen élabore sa technique e la Formelkomposition, composition avec formule(s) : la totalité de l’œuvre est élaborée à partir d’une superformule de base qui est le point de départ à partir duquel sont composés toutes les scènes, tous les jours du cycle, ainsi que le cycle dans son intégralité » (Productions et perceptions des créations culturelles, ouvrage collectif, éd. L’Harmattan, p. 128) peut-on lire à ce propos… Et ailleurs : « La formule n’est pas un leitmotiv, c’est-à-dire une caractéristique musicale relativement stable à reproduire dans différents contextes, mais toujours une matière abstraite de base, un concentré prémédité, un noyau pluriel et plurivalent qui comporte et qui fait dériver par la suite une multitude de matériaux ou d’éléments » (Pour une scène actuelle, ouvrage collectif, éd. L’Harmattan, p. 68)…
Vous devez pressentir pourquoi je m’arrête sur cette histoire de formule… J’aimerais remarquer enfin que cette super-formule est établie comme absente : « Présence forte de l’idée mais totalité masquée dans les séquences qu’elle coordonne… » (F. Decarsin, La Modernité en question, éd. L’Harmattan, p. 142)… La totalité que cette super-formule vise ne tient pas dans ses mains par exemple, disons, le monde… Il n’y a pas saisissement de la totalité du monde par la musique, mais… totalité matricielle, génératrice que les fragments qu’elle produit vont jusqu’à rompre… Là, forcément, c’est très amusant… La formule pousse la logique déterministe de la structure jusqu’à… disons… l’absurde…
On retrouve ce désarroi dans lequel le structuralisme a laissé ceux qui s’occupent de créer outils et utilisations et ce délire divinatoire qu’on avait pressentis déjà à propos de l’architecture computationnelle… S’ils renoncent à tenir dans leurs mains la totalité des effets, c’est pour mieux délirer la totalité des causes dont ils courent après d’hypothétiques cœurs, noyaux, formules magiques, principes, gènes, autre… Deviner ou déduire l’avenir, c’est pareil, ça tient forcément du même ahurissement échevelé – allez voir l’étymologie d’ahurissement…
Il aura fallu l’organisation industrielle, la mise au point de patrons simplifiés, réduits, dans la production à la chaîne pour ne serait-ce qu’avoir l’idée d’aller chercher les formules, les gènes, les noyaux… Modéliser le monde pour l’ill-imiter… On l’a vu dans la computation, dans la peinture de Lichtenstein, etc. L’entreprise est effroyable.
Je veux insister ou rappeler quelque chose ici, c’est que pour nous, dans cette recherche, on n’atteint pas un niveau où on pourrait reconnaître ici des causes et là des effets…
Continuons… Si la musique sérielle, néo-sérielle, post sérielle, s’imprègne du paradigme de son temps, c’est-à-dire de l’usage de la langue avec lequel on organise la société, elle ne le colle pas pour autant. En d’autres termes, elle n’a, évidemment, rien à voir avec la fabrication de boîtes de conserve, contrairement à, par exemple, la musique de films… Et si elle parle, certes, d’une rationalité sociale industrielle, et d’une démocratie qu’on pourrait appelé de marché, c’est aussi pour la dépasser… sa procédure est bien plus drôle… Par exemple, d’abord, parce que la musique ne se laisse pas faire, qu’elle est faite de ce qui échappe. Regardez cette volonté qui s’aveugle, croit pouvoir calculer un monde qui la tient en échec – on peut lire ici ou là les approximations, le fracas, l’impuissance des calculs de Stockhausen débordés par la musique qu’ils fabriquent (cf par ex. P. Manoury sur Stockhausen). L’échec n’est pas anodin, il est le garde-fou d’une démocratie qui délire sa rigueur. Il serait terrifiant le monde qui répondrait à la sommation de la somme de ses calculs : heureusement, il est impossible et fou. Que les esprits s’occupent, sécrètent le verbe qui fabrique le monde du verbe, on s’en fiche : le monde continue de toute façon de travailler, de proliférer et le monde et le verbe…
Ensuite, c’est anecdotique mais ça ne compte pas pour rien, elle procède comme la peinture du 20e siècle, comme la danse, elle dégage… comment dire… elle relâche les matériaux dont elle est faite en attaquant la tonalité, comme on attaquait ailleurs la ressemblance, le beau, ou n’importe quelle fonction d’idéal totalitaire. Ca va par exemple du ralentissement du tempo dans l’exécution d’une œuvre pour donner à entendre ses contrariétés (Boulez, interprète, baisse de 10 points sur le métronome le tempo du Sacre du Printemps de Stravinski par exemple) à cette exagération de la mise en espace, qui dispose les interprètes autour de l’auditoire, dont ses compositeurs ont le goût, etc. Passons. Ca reste quand même la peau du lait…
Mais surtout, la musique sérielle est un déploiement logique, un raisonnement qui tient de la spéculation, c’est-à-dire du délire. Ca en fait toute la magie. Il faut prendre un exemple pour pressentir quelque chose d’un peu concret, sinon on reste au niveau du blabla et ça ne fera pas notre affaire du tout. Quelque part (rencontre à l’ENS) Boulez parle de son intérêt pour les séries de Monet, ses peupliers, ses cathédrales de Rouen, etc. Ca nous donne un indice sur l’approche sérielle… Plus loin, alors qu’il explique que Répons n’est pas achevé, quelqu’un lui demande ce qui fait qu’il peut dire qu’il y a œuvre quand même… Il compare alors sa pièce à une spirale, on peut la prolonger ou la faire courte, on a toujours une spirale… Plus loin encore, il évoque les rhizomes guatarro-deleuziens pour représenter la procession de son travail… Bien… On a assez d’indices pour tenter de les appareiller, il me semble…
On a affaire à quelque chose comme des prémisses de raisonnement qui vont venir se quereller… Un codage, un surcodage de tous les éléments de compositions, qui ne se pose pas, qui ne se laisse pas établir – c’est bien pourquoi tous les analystes insistent, on l’a vu, les formules, les codes ne jouent pas comme leitmotiv – et dont le déploiement vient accusé l’instabilité. Ce n’est pas tout à fait que le code soit absent comme dit plus haut, puisqu’il travaille, de la même façon que le tempo qui ne se laisse pas entendre mais qui n’en opère pas moins pour autant… Non… Ce n’est pas non plus un jeu de variations, malgré les images qu’on se donne, y compris Boulez, pour se représenter la chose, non, parce que la chose qui varie ne se laisse pas reconnaître… Regardez bien. C’est un raisonnement qui se déploie, avec les mêmes procédés que n’importe quel raisonnement logique, sauf que… et c’est là que c’est époustouflant, sauf que, j’insiste, les prémisses ne se laissent pas poser, les conclusions échappent. C’est un raisonnement déterritorialisé, un raisonnement dont le déploiement dénonce et attaque prémisses et conclusions… La chose est vertigineuse !
Alors, la musique sérielle ne sait pas renoncer au son, reste coi devant les vibrations minoritaires. C’est tout le problème du structuralisme, pressentir là où ça travaille mais ne pas savoir laisser travailler… La chose est très amusante : elle reproduit les mouvements contrariés de la baguette de Russolo, non pas à partir de vibrations minoritaires mais de sons auxquels elle confisque la majorité. C’est bien la rationalité de toute déterritorialisation qu’on retrouve-là, il faut la voir : on a toujours affaire à des sons, des sons minoritaires, mais des sons ; on a toujours affaire à des noms, des noms minoritaires, mais des noms ; on a toujours à faire à des identités, etc. C’est la limite de la démocratie de marché déterritorialisée. Là travaille quelque chose comme une aliénation qu’on ne sait pas reconnaître parce qu’elle s’affole.
On a fait un certain détour ; revenons à Helikopter-Streichquartett… La procession des instruments est donc d’abord un échec, un écroulement démocratique – non pas un écroulement de la démocratie mais un écroulement qui fait démocratie –, ensuite un raisonnement déterritorialisé de sons minoritaires – ce qui se déterritorialise, c’est l’aliénation –, enfin… là il faut s’arrêter, c’est la ligne de fuite qui peut nous permettre de faire un pas… C’est que la partition est menacée par la rumeur des rotors d’hélicoptères, vibrations minoritaires tonitruantes. Et là, alors que violons, alto et violoncelle auraient pu avaler la rumeur, la mettre au pas en l’accusant – il se peut que ce fut le projet même de Stockhausen –, au contraire, la rumeur les attaque. De la même façon que le raisonnement attaque prémisses et conclusions, la rumeur ne se laisse pas faire.
Le structuralisme aura été l’agonie de la volonté du verbe. Aujourd’hui on sait que les vibrations minoritaires continuent de travailler quoi qu’il en soit. Ce ne sont donc pas seulement les causes et les effets, les prémisses et les conclusions qu’il faut saborder, il faut aussi inonder les sons, cellules proliférantes d’aliénation. Et il se trouve que, malgré le souhait de son compositeur, le son direct des hélicoptères d’Helikopter-Streichquartett finit par se faire entendre et c’est tant mieux.