(Tentative de description du 32, rue Saint Fiacre)
Ut queant laxis
Resonare fibris.
Mira gestorum
Famuli tuorum,
Solve polluti
Labii reatum
Sancte Johannes (1)
La cantatrice était morte depuis voilà déjà quelques années et pourtant elle continuait d'arpenter, solitaire, la cage d'escalier du 32, rue Saint Fiacre sans que cela n'affecte en rien la vie elle-même.
Ses allures éthérées s'agrégeaient tant bien que mal autour de son enveloppe comme les poissons des lacs contre des pieds : elle glissait. Parfois elle descendait dans sa vapeur de longue robe blanche, sa main coulant le long de la rampe dans un léger murmure de peau, d'étoffes et de patine: les marches. Les chambranles des portes, les poignées, le mur d'échiffre recouvert de bois cérusé brun, les paliers successifs et les paillassons délavés comme témoins des passages constants. Ses cheveux roux lentement décollaient et se plaquaient contre les marches à la fois des cloisons semblant de courtines au plafond plaqué des moulures blanches et travaillées et seulement quand cela lui prenait, pour façon de, elle s'arrêtait.
Le chuintement qu'elle faisait, sa présence évanescente, n'étaient rien pourtant de ce qu'elle pouvait donner lorsqu'elle chantait.
Ce qui lui arrivait.
Au dehors, le rythme entêtant de la ville plus loin que la rue Saint Fiacre elle-même, du vacarme des boueurs aux premières heures du matin _ les coléoptères cliquetants_ le raclement des bennes trainées sur des mètres grenus d'asphalte, le timbalement des devantures qui s'ouvraient une à une dans un tapage ferrique, les bruits de pas en tap-tap, clap-clap, clac-clac des talons des mocassins en cuir ciré ou écaillé, des espadrilles quand l'été identique à l'amortis du caoutchouc des mules slash-slash, flush-flush, les cris de plus en plus, l'achalandage sonore des étales quand le marché (les dimanches, les jeudis), les parasols qu'on ouvrait alors et qui faisaient un crépitement d'élytre, l'éveil des lumières dans les magasins en balbutiements spasmodiques de néons électriques, le tapotis sur les horodateurs qui peu à peu se chargeaient de monnaie tombante, la régularité qui se faisait de plus en plus métronomique du bourdonnement du métro et des évacuations d'air en vrombissements au dessus, sphériques, les bonjour parvenus de la boulangère en dessous qui laissait toujours la porte ouverte, été comme hiver, et qui irradiait l'odeur de beurre comme ses politesses et la clochette d'entrée qui répondait en écho à celle tintinnabulante du tram au loin, comme aujourd'hui pour hier, le pépiement des tourterelles et hirondelles et moineaux et pigeons et amis piafs (canaris échappés et jamais retrouvés entre autres) qui se battaient à coup de petits, ces derniers finissant inexorablement par ricocher sur le sol des parterres urbains humifères, le crissement de certains pneus à l'intersection quand parfois aussi les klaxons même les insultes en cris ouverts, les timbales des assiettes s'entrechoquant dans le restaurant deux rues plus sur la gauche et souvent même les fracasses lorsqu'elles tombaient, le cliquetis des sonnettes de vélo, crissantes, les passants qui racontaient des histoires, des vies, le froissement discret de certains babillages et secrets indiscrètement déposés à l'oreille sous la porte cochère en idioties aussi, le zézaiement du peigne musical joué par le errant devant la laverie automatique et les glouglous savants de cette dernière qui sonnaient comme des parfums de détergents mais musicaux, les engueulades des voisins qui filtraient sous quelques fenêtres quand ce n'était pas le vacarme des descentes de persiennes que le soleil semblait gêner sur des impudeurs en œillades, le gargouillement de la fontaine qui gouttait minablement, assourdie de mousse vorace et moisie pleine de larves zigzaguantes, les pétarades des motos, scooters et cyclos qui lâchaient des perles de chapelets détonants, la vocifération de certaines sonos, le grand barnum en somme qui raconte le chant des villes jusqu'au bourdonnement monotone des voitures en passage tard dans la nuit, et cela incessamment.
La cantatrice morte s'asseyait donc, drapée des sons du dehors et entourée des crinolines d'époques des vestiges _ costumes empruntés _ du dedans, le visage dirigé vers le haut tel un prêchant et finissait par balancer son visage maquillé-poudré, de droite à gauche, dodelinante, fermer les yeux à la collecte du silence du bâtiment comme un accueil du vacarme extérieur. Plâtre pour seul auditeur : des vieux immeubles haussmanniens. Elle entamait ainsi par l'attaque quelques arias _ Ah Perfido _ et ses mains enserraient le nez des marches dans une exaltation sorte de transe imposée en saltations à tout le corps par les atours simples de la voix et contrôlés de la technique à la perpendiculaire de la grâce dispensée. Celle-ci résonnait, autonome, ricochant en saccades sur les angles et les moquettes, le métal et les tapis, la charpenterie, tel un corps étranger, mais reconnu. Liquide, le chant découlait partout, se répandant en torrents des escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Il faisait tinter les câbles de l'ascenseur en cage comme le vent se jouant des drisses contre le mât des bateaux et l'air entier cliquetait lorsque les notes tout envahissaient _ Casta Diva. Parfois la voix s'ornementait gaz lors d'oratorios très beaux_ De traanen Petri ende Pauli_ et alors elle remontait, s'accumulait au plafond en staff, légère et sibylline, faisait s'entrechoquer les pampilles du lustre qui se jouaient alors percussions en reproduction sourde, cage résonnante. C'était un feu souvent, qui embrasait tout le bâtiment et qui n'attendait qu'une seule chose : un appel d'air pour se répandre et tout brûler, jusqu'à la rue depuis le trottoir, les boueurs coléoptères, les bennes, les mocassins et talons, les étales, le métro, les bonjour et le beurre de la boulangère, le tram, les vélos, le peigne musical du héraut errant, les coulées pauvres de la fontaine dans la mousse verte épaisse...
Pour les habitants du 32, rue Saint Fiacre, pourtant rien.
Aucun vivant pour oreille.
Rien pour eux ne changeait.
Ils allaient chercher chacun leur courrier.
Faire leurs courses avec les caddies à roulettes recouverts de tissus en bayadère.
Continuer de faire pisser le chien à l'impromptu.
Écouter les voisins.
Fumer sur le palier donnant sur la rue, tels éteints.
Arroser la plante devant les portes.
Un courant d'air parfois, rien d'autre, rien de mieux, lorsque la cantatrice morte poussait un peu plus que d'habitude ou s'appliquait à tout faire résonner _ Una Voce Poco Fa _ par orgueil, et qu'ils chassaient d'un revers de main au niveau du cou, de la nuque.
La gardienne râlait bien de temps en temps, juste comme ça : « C'est le vasistas du haut : l'a du jeu. Ça fait un air froid, je vous l'ai dit : faut réparer, là, sacre-merde ! » ou la fenêtre à jalousies.
Et la cantatrice morte de penser : « Mes airs ne sont pourtant pas froids, si vous saviez, sacre-Dieu» et de s'enfermer un peu plus dans le trépas et le silence qu'il lui arrivait de distiller depuis ses talons jusqu'au de moins en moins roux de ses cheveux lorsqu'elle était triste.
Ainsi donc passaient les jours et les nuits de la cantatrice qui était morte depuis des années déjà, sans qu'aucun ne l'entende ni ne l'écoute, à chanter pour le vide, le grand Rien. Vers une éternité de solitude. Tant et si bien que le soleil même s'affadissait peu à peu dans la cage d'escalier à mesure que ses contours à elle devenaient brouillardeux, vagues, et que le grésillement des ondes de communication surenchérissait sur ses airs de diva _ la Forzia del destino_ à qui le plus fort, à qui le gagnant, jusqu'à finir, c'est sûr, par un beau jour l'éteindre, tuant le roux en incarnadin tant elle disparaissait dans des arpents de solitude moirés.
Pourtant : le petit garçon à la fente labiale palatine.
(c) Dora Maar
Le petit garçon à la fente labiale palatine vint s'asseoir près de la cantatrice morte une matinée calme de printemps alors que les oiseaux pépiaient dans la rue éclose des platanes et leurs rejetons éclatés comme d'habitude au sol, façon chair. Rien ne l'avait annoncé ou bien annoncé sa venue : aucun levé de rideau, aucun discours, aucun coup de brigadier, aucun incipit d'aucune sorte. Pas même les accords d'instruments. Rien.
Il s'était posé là comme une feuille, avait regardé la cantatrice morte un instant. Dans les yeux bleus pour le vert d'elle et au travers de son étrange lèvre, il avait simplement dit :
« Tu chantes bien »
et de déposer délicatement sa petite main dans le creux de la grande et fine de la cantatrice morte, comme une feuille sur l'eau : le petit garçon à la fente labiale palatine était végétal et il souriait.
Elle a juste minaudé, attendrie et modeste _ Lascia ch'io pianga.
À l'intérieur, le doux chatoiement de l'habitude et de la routine des âges d'escalier d'immeubles parisiens en bercements et ronronnements de l'ascenseur, des portes de ce dernier que l'on referme ou qui se referment d'elles-mêmes sur elles-mêmes, des boutons d'étages sur lesquels on appuie et qui résistent et restent de temps en temps bloqués (« S'il vous plait quelqu'un... s'il vous plaît... appelez quelqu'un, n'importe qui sacre-bleu »), et bien sûr et encore une fois, la vibration de ses câbles, mais pas seulement. Hormis les gens, dans la cage d'escalier du 32, rue Saint Fiacre, il y a le bois, dans le limon ou la crémaillère, qui claque aussi lorsqu'il fait trop chaud, en petites détonations de sève en souvenir du sang tel qu'il était du temps du vivant dans la forêt, le son du vent qui fait tout tinter lorsqu'il réussit à s'infiltrer quelque part, le ronflement de la chaudière qui du sous-sol sait se faire entendre pour ne pas qu'on l'oublie, si jamais, et qui se faufile dans tous les murs, les sons des canalisations vétustes qui elles aussi y claquent parfois : vieilles et pleines de plomb. Et les gens qui dispensent en chasse d'eau leur présence dans les mêmes murs que précédemment, et quand ce ne sont pas leurs passages dans les escaliers (claquement de talons en écho de ceux du dehors, tap-tap, clap-clap, clac-clac, sur l'emmarchement mal ajusté et les girons inégaux), ce sont les odeurs de la nourriture grasse, sale, qu'ils préparent et qui parviennent et les locataires discutent comme s'ils étaient chez eux, comme si encore que. Les sons aussi qu'ils font bien tranquilles dans leurs appartements respectifs, les discussions et qui s'insinuent sous les plaintes et les portes, la verticalité des pilastres, et les basses de leurs chaines hi-fi qui tonnent à tout rompre parfois telles le passement des troupes lors des guerres ou tout du moins le souvenir que les vieillards en gardent, les engueulades qui ne cachent rien et dévoilent tout, les pleurs des bambins, des marmots, des mioches, des petiots, des marmousets, des bébés, des chiards, qui semblent se répondre et énervent plus et plus encore, la venue systématique du facteur qui fait tomber le courrier et calotte la porte des boîtes aux lettres, dit « bonjour » lui aussi en réponse une nouvelle fois à celui de la boulangère (car il est toujours une répétition inexorable du dehors dans le dedans et inversement), des coups de balai de la femme de ménage qui fait taper son outils une fois par semaine contre les contreforts en bois et qui reçoit pour toute réponse les tintements façon triangle d'orchestre des verrous que l'on ferme, le coulissement du penne, et enfin, le frappement du vasistas _ ou la fenêtre à jalousies _ au dernier étage qui énerve tant la concierge qui vitupère, que rien ne vient, que rien n'est fait, qu'un courant d'air gêne alors que la cantatrice morte s'époumone.
Et elle s'asseyait donc, et elle chantait aussi _ la cantatrice morte_ le petit garçon à la fente labiale palatine désormais à ses côtés, comme un membre d'elle à part entière, son fils, son père _ O Mio Bambino Caro_ son mari, tout à la fois. Mais par-dessus tout son enfin et presque seul public.
« Tu chantes bien »
dans un sourire étrange _ sortilège _ très doux. Comme un sirop de sureaux.
En cette sorte d'amitié les vivants qui ne croient plus, oublient là où les morts renaissent : telle était la nouvelle, pudique et pourtant puissante force acquise par les deux qui, peu à peu et au cours de quelques pérennités, se rapprochaient, s'écoutaient, s'accompagnaient, s'aimaient. S'il est des êtres qui se retrouvent, dans les gares, les chemins, au cours des silences, à la terrasse des cafés, entre le croisement de deux rues bruyantes _ esclaves _ deux portes, dans les trains vibrants, il en est d'autres _ libres _ qui se découvrent après s'être cherchés plus que de commun, sans le savoir, et qui apprennent à s'approprier, à s'apprivoiser, à s'abandonner et cela de la plus belle est simple des façons _ La Wally. La cantatrice morte avait sa puissante et si unique voix, le petit garçon à la fente labiale palatine son étrange bouche aux lèvres singulières et sa présence rassurante, végétale.
Alors c'était ce qu'était le petit garçon à la fente labiale palatine : comme un souvenir précis de ce qui fut et qui désormais est. Comme de nouveau. Regardé dans le vide, finissant de redessiner un peu plus les contours de la chanteuse comme on reprend un dessin au fusain après l'avoir laissé, avec le doigt en étale et ainsi, la cantatrice morte recouvrait son entièreté et revivait.
« Tu chantes bien »,
et cela en forme d'éternité.
Ils restèrent sans doute ainsi longtemps, l'un à côté de l'autre. Le silence des vivants pour la vie des morts : celui d'un chant, d'une chair de poule que peu entendent et qui prend forme de courants d'air.
Un piano jouait parfois dessus.
Au-dehors, un oisillon parvint à s'élever pour son premier vol sans choir, et se posa, fatigué, sur le rebord du vasistas _ ou de la fenêtre à jalousies _ du 32, rue Saint Fiacre.
Et dans un sens certain, seule la concierge.
Le petit garçon a la fente labiale palatine était mort depuis voilà déjà quelques mois et pourtant il continuait d'arpenter la cage d'escalier du 32, rue Saint Fiacre sans que cela n'affecte en rien la vie elle-même.
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(1) "Pour que puissent résonner sur les cordes détendues de nos lèvres souillées les merveilles de tes actions, enlève le péché de ton impur serviteur, ô Saint Jean" (Paul Diacre 730-799)
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