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Rencontre avec Guarnido et Diaz Canales, les auteurs de Blacksad

Publié le 28 novembre 2013 par 7bd @7BD
L'automne est bien là. Les feuilles tombent, le vert cède la place à l'orange, un orange ayant tendance à tirer vers le marron pour cause de pollution parisienne, et le ciel se couvre pendant que les nuages nous crachinent dessus, marquant ainsi leur mécontentement à l'égard de je ne sais pas trop quoi, d'ailleurs. C'est sous cette moribonde grisaille que j'arpente le pavé, gris lui aussi, pour me rendre au siège des éditions Dargaud. Là, je vais pouvoir rencontrer Juanjo Guarnido et Juan Diaz Canales, les auteurs espagnols des aventures du félin anthropomorphe Blacksad, John Blacksad.

En effet, s'opposant à la saison taciturne et aux nuages pluvieux, les deux hommes ont sorti un album lumineux, irradié par les champs jaunes et les ciels bleus : Amarillo. Cette histoire offre un tournant dans la vie de Blacksad, symbolisé par cette Cadillac jaune de 1954 qui traverse la couverture (et le pays) à vive allure. Rencontre avec Guarnido et Diaz Canales, les auteurs de Blacksad Amarillo, une couverture et une Cadillac Lumineuse Un tournant, un tournant... C'est aller un peu vite en besogne. Juan Diaz Canales nous explique que malgré le calme apparent, la mort parsème les pages de ce volume de quelques cadavres bien placés. Le drame couve sous la comédie, et Amarillo reste un polar, sous forme de road-movie, mais un polar tout de même. Juan Guarnido complète les propos de son scénariste en rappelant que le fil conducteur de ce récit n'est pas qu'une simple voiture, mais bien un meurtre qui va en entraîner d'autres. Et, comme tout bon détective qui se respecte, Blacksad va mettre par inadvertance la patte dans l'engrenage, et se retrouver entraîné à courir derrière un meurtrier pour récupérer cette fameuse Cadillac.
Les deux auteurs ont l'air de bien s'entendre. Il faut dire qu'ils travaillent ensemble depuis plus de dix ans. Hé oui, rappelez-vous, Blacksad, tome un : Quelque part entre les ombres, était paru en l'an deux mille.  Leur complicité s'est renforcée avec les années, même si la méthode de travail n'a pas changé. Juan Diaz Canales nous explique qu'à chaque étape de la création, que ce soit le scénario ou le dessin, ils échangent beaucoup. Juanjo Guarnido complète à nouveau en précisant que tous deux sont prêts à remettre sans cesse en question leur travail dans cet échange constructif. Il pense que cette force vient sans doute du fait qu'ils ont travaillé précédemment dans l'animation, où tout se fait en équipe. Au départ, ils échangeaient par fax et pour cause, ils n'habitaient pas la même ville. Maintenant, avec les scans, les capacités d'envois qui augmentent, bref, la technologie galopante, tout va plus vite. Mais une chose est restée inchangée : cette remise en question perpétuelle qui permet d'affiner autant l'intrigue que le dessin.
Rencontre avec Guarnido et Diaz Canales, les auteurs de Blacksad  Lunettes et regard malicieux, Juan Diaz Canales Cette adéquation amène à une histoire sombre sous des dehors joyeux et à des personnages secondaires attachants. Je peux citer Chad, le lion écrivain tiraillé entre la gloire de la réussite et l'amour des mots, Neal, la hyène agent littéraire de Chad et avocat dragueur. D'ailleurs, si Juanjo Guarnido a un faible pour Neal, Juan Diza Canales a un attachement certain pour Chad. Deux personnages représentant deux challenge différents. Neal était un défi graphique. Dessiner une hyène, l'adapter au monde de Blacksad, d'accord ; mais comment la rendre sympathique ? Après beaucoup d'essais, de travail sur des photos, Juanjo Guarnido a trouvé l'idée : Neal la hyène se coiffe sa houppe de poils, la rabattant en arrière, en même temps que ses oreilles. Et quand il s'énerve, tout se redresse, et l'animal qu'il est reparaît. Cette hyène rappelle combien il est difficile d'échapper à sa propre nature.  Pour Chad, le défi était dans l'écriture, Juan Diaz Canales cherchait comment créer l'empathie pour ce lion meurtrier. Le lecteur devait s'attacher à lui, pour pouvoir comprendre quel lien se tissait entre Chad et Blacksad. Rencontre avec Guarnido et Diaz Canales, les auteurs de Blacksad Le bouc et le regard rieur, Juanjo Guarnido

Mais la prouesse de cet album repose aussi ailleurs, sur son univers de références, littéraires d'abord, cinématographiques ensuite, et même historiques. Le tout dans un seul cadre, l'Amérique des années cinquante. La référence littéraire majeure est la Beat Generation qui a influencé le principe même du Road-Movie. On croise un personnage de flamand rose renvoyant à William Burroughs, l'écrivain. Le prénom de Chad renvoie à Haldon Chase, de son surnom, Chad le King, un ami de Kerouac. Jack Kerouac, qui avec son roman « Sur la Route » paru en 1957, a jeté les bases de cette Beat Generation. Quant au nom de la Hyène, Beato, il rappelle le Beat et aussi la béatitude. Neal renvoie à Neal Cassady, ami de Jack Kerouac, membre fondateur avec l'auteur de « Sur la Route » de la Beat Generation. Neal Cassidy qui était marié à une certaine LuAnne... On pourrait citer maints et maints autres exemples tellement le réseau de références est dense tout au long de cet album. L'attitude de Chad et de son ami Abraham renvoie à la mentalité et les choix des membres de la Beat Generation. Des choix représentant des engagements. Des engagements en référence à des valeurs. Des valeurs soulevant des questions. Questions que se pose les deux auteurs devant leur travail. Quelle est l'importance de l'art ? Quelle est la limite entre le l'art du travail et le travail de son art ? A côté de la littérature, le cinéma ne manque pas à l'appel. Juan Diaz Canales raconte que la documentation graphique ne peut être éloignée des icônes de l'époque traitée. A côté de la Beat Generation, apparaît l'univers du film « Sous le plus grand chapiteau du monde » de Cecil B. de Mille datant de 1952, dépeignant un directeur de cirque face à d'énormes difficultés financières et la vie périlleuse d'une trapéziste.  Juanjo Guarnido précise que « l'équipée sauvage » est aussi citée avec sa bande de motards menée par Marlon Brando, évoquée dans Amarillo par les moutons Hell's Angel. Et le mouton leader du groupe, qui donnera le surnom de Clarence à Blacksad, renvoie lui-même, discrètement, à l'ange Clarence de « La vie est belle » de Frank Capra. A côté de ces allusions artistiques, il y a l'histoire; Le personnage du clown triste incarné par le koala du cirque est une mise en scène du clown créé par Emmet Kelly, artiste de cirque réputé des années cinquante, et même bien après, comme l'explique Juanjo Guarnido.  Ce fut l'occasion pour moi de découvrir cet artiste que je ne connaissais pas du tout. Je ne peux que vous recommander d'aller découvrir ce chevalier à la triste figure que fut Emmett Leo Kelly, et qui était, comme nous explique Juanjo Guarnido, une immense star à son époque. Et on pourrait tout aussi bien continuer en parlant de la musique, dont les titres chantés dans l'album sont listés à la fin, pour tous ceux qui voudraient pousser l'immersion encore plus loin. Rencontre avec Guarnido et Diaz Canales, les auteurs de Blacksad Une planche qui ne spoile pas, juste pour s'ébahir devant les dessins magiques de Amarillo Et cerise sur le gâteau, Amarillo comporte aussi beaucoup d'humour. Bien que Weekly ne fasse qu'une courte apparition, les rencontres de Blacksad ne sont pas dépourvues de piquant grâce à Neal, aux moutons Hell's Angel, et surtout à un duo comique d'agents du FBI, déjà aperçu dans Ame Rouge, qui ne démordent pas de l'espoir (vain ?) d'arrêter Blacksad.  Juanjo Guarnido voit ce duo qui poursuit derrière le détective comme le coyote coursant beep-beep. Après discussion avec Juan Diaz Canales, il a pu donner à certaines scènes un aspect cartoon, rythmé et drôle, qui permet de faire des pauses dans les moments violents et durs de cette BD. En effet, à travers ce voyage, ce sont plusieurs communautés qui nous sont dépeintes, souvent à l'écart de la société. Chacun d'entre elles a établi ses lois, que ce soit les moutons sauvages, les gens du cirques, Chad et son ami Greenberg. Et c'est de la confrontation entre ces mondes que naissent les conflits. Comme se plaît à le rappeler Juan Diaz Canales, c'est ainsi que s'est construit l'ouest. Par ces choix narratifs, il renvoie ainsi à notre vision de l'ouest sauvage, où chaque rencontre était un nouveau monde, une nouvelle vision, un nouveau combat. A côté de tout cela, j'ai également également découvert de nouveaux aspects du personnage de Blacksad car apparaît dans ce tome un membre de sa famille. Je vous laisse la surprise. Avec Amarillo se termine le cycle des couleurs primaires : rouge, bleu et jaune. Il succédait au noir et au blanc des deux premiers tomes. Quel sera donc l'avenir de Blacksad ? Pour les deux auteurs, peu importe le leitmotiv qui guidera les prochains tomes, à supposer même qu'il y en ait un. Le plus important est l'histoire. Et ils pressentent actuellement qu'elle se déroulera sur deux tomes. Quelques idées sont déjà en place, mais, comme nous le confesse Juanjo Guarnido, tout est possible... Fort de toutes ces informations, la séance se termine. Je quitte ces lueurs jaunes et ce monde anthropomorphe dur mais ô combien beau à regarder pour retourner affronter ces malheureux pavés anthracites et ces silencieux nuages pleurnicheurs. Heureusement, je n'y pense plus car je n'ai qu'une envie, me replonger dans Amarillo, mais aussi dans toutes les aventures précédentes de Blacksad pour chercher ces petits clins d'œil qui m'ont échappé et pour ne pas décompter le temps jusqu'à la publication du tome six. David

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