Embêté le facteur, réellement ennuyé à cette heure. Quand il avait quitté le bureau de la Poste avec sa sacoche de courrier à distribuer, comme tous les matins, une enveloppe pourtant mince semblait alourdir à elle seule sa besace en cuir patiné par les ans.
Lorsqu’il avait préparé sa tournée, regroupant les courriers par adresse en fonction de son parcours, les dernières délivrées au fond du sac, les premières sur le dessus, cette fichue lettre l’avait tout de suite agacé. L’adresse ne lui était pas familière, jamais il n’avait eu de courrier à y remettre. Curieux. Durant toute la première partie de sa tournée ça l’avait tracassé, d’ailleurs le patron du Bistro de la Place lui en avait fait la remarque quand il avait refusé le café qu’il lui offrait comme tous les matins. Les factures déposées sur le comptoir, il était aussitôt remonté sur son vélo, au plus grand étonnement des habitués accoudés au zinc devant leur biberon habituel.
Insensiblement, le facteur accélérait le rythme, pédalant rageusement maintenant, pressé d’en finir et de se débarrasser de cette fichue lettre. Le voici enfin dans la rue où se terre son problème, il la connait très bien cette rue, il n’y a qu’une seule maison, celle du fossoyeur et ensuite ce n’est qu’un long mur tout du long, celui du cimetière, jusqu’au boulevard. Le nom et le numéro indiqués sur l’enveloppe ne correspondent pas à l’adresse de l’employé municipal. Le facteur ralentit, la seule autre porte, c’est celle du cimetière donc, une grille métallique d’un vert pisseux. Le numéro à peine lisible, est le même que celui du courrier dans la main du facteur.
La mission du service public ne souffre aucune négligence. L’adresse est l’adresse, notre préposé au courrier descend de sa bécane, la dépose contre le mur du cimetière, près de la fontaine où l’on remplit les arrosoirs. Le cimetière de Vermillon en Cambrésis est modeste, à l’image de ce petit village. Le facteur s’engage dans une allée, déchiffrant les noms sur les tombes, enfin au fond du cimetière, il déniche une pierre tombale sur laquelle est gravé le patronyme indiqué sur la lettre. Le facteur hésite, jette un œil alentour, puis se décide à déposer le courrier sur le marbre, un coin sous un pot de fleur pour éviter qu’il ne s’envole. Lentement il s’éloigne, ses pas crissent dans le gravier, un dernier regard vers la tombe avant d’enfourcher son vélo et vite, très vite, il se hâte de rentrer, sa tournée terminée pour aujourd’hui.
Quelques semaines plus tard alors que le facteur avait presque oublié cet incident, un nouveau courrier tout aussi étrange lui échoit, même adresse mais cette fois à un autre nom. Intrigué, le postier en fait une priorité et file directement au cimetière à la recherche de son nouveau « client ». Inconsciemment ou non, il se dirige droit sur la tombe où il était venu la première fois, la lettre n’est plus là, par contre à quelques mètres, une sépulture récente signale un nouveau locataire. L’enveloppe est pour lui. Le facteur remet le pli à son destinataire. Heureusement que ce n’est pas un recommandé à remettre en main propre, se dit-il in petto.
Depuis ce jour, chaque quinzaine à peu près, le postier passe au cimetière avec une lettre, soit pour madame X, première enterrée, soit pour monsieur Y, dernier arrivé. L’alternance de cette correspondance n’émeut plus notre brave facteur, les années ont passé maintenant, la retraite approche et son seul tourment désormais, comment faire accepter à son remplaçant de continuer à délivrer ces missives discrètement sans alerter les autorités ? La mission de la Poste n’est-elle pas de rapprocher ceux qui sont séparés…