Archive extraite d’un journal appartenant à 8562
« … Imaginez ! Plongez à l’intérieur de vous-même, et rêvez un peu. Et faites de ce rêve un matériau solide, quelque chose de vrai, transcendez la réalité et fabriquez. N’hésitez plus. Il n’y a aucune limite. Aucune frontière n’est inaltérable. Sans quoi vous n’en seriez pas là aujourd’hui. Et moi non plus. D’ailleurs où sommes nous ? Dans ma tête, ou dans la vôtre ? Et puis qu’est-ce que la tête ? Un bocal à remplir ou un bocal déjà plein ? Et s’il est plein, alors où allons-nous mettre ce qui en sort ? Tout ce savoir qui se diluerait, où le mettrions-nous ? J’ai plein de savoir, et il fût un temps, où je ne savais pas où le mettre. Il fût un temps où je ne savais rien. Je marchais sans savoir marcher, je respirais sans savoir respirer, je mangeais sans savoir manger, je buvais sans savoir boire. En quelque sorte, j’étais quelqu’un qui ne savait pas comment être quelqu’un. Et puis, comme tous les génies, comme tout le monde en définitive, j’ai eu une vision. La vision d’une barrière sans cesse repoussée. Je la regardais, et elle me paraissait dure, et immense, épaisse et pourtant, il me suffisait de la repousser d’un mouvement de tête, et elle bougeait.
C’est là que j’ai compris que j’étais un génie. Un vrai. Pas un de ces usurpateurs qui hante les coulisses de l’histoire et la manipule à leur guise. Non, j’étais un génie sincère, et vrai. Ma vision était vraie, tout était vrai. Et il était plus que nécessaire de faire quelque chose, d’apporter ma contribution au monde. D’engranger du ciment, et offrir ma brique. Ma pierre fondatrice. Il me fallait participer. Que ma vision se matérialise, qu’elle se concrétise comme se sont concrétisés tous les rêves des véritables génies. Vous vous rendez compte que Beethoven composait alors qu’il était sourd ! Sourd ! Cela veut bien dire qu’il n’y a rien d’impossible, et que surtout, tout était possible pour moi. Et c’est là qu’entre en scène la création accouchée de ma vision !
Et quelle création ! Bienvenue chez moi, bienvenue à Diaphania ! Ma brique, ma ville, mon enfant projeté sur le monde !
Contrairement aux autres villes, Diaphania n’est pas un endroit sacrifié sur l’autel de la Vitesse et des Apparences. Ici, c’est de la Vérité qui est respectée. Et partagée, propagée, et encouragée. Une ville vraie et transparente, à la beauté évidente, où la qualité de vie des habitants est une absolue priorité. Et quand je dis habitants, je devrais plutôt dire « Organisme Participatif et Indépendant ». Résider à Diaphania, c’est accepter le privilège ne faire qu’un avec la ville, et intégrer son corps en perpétuel mouvement.
Imaginez plutôt.
Une ville translucide, au propre comme au figuré. Une cité où le mensonge est pulvérisé à la racine. Où hommes, femmes et enfants semblent marcher dans les airs. Où tout y est transparent, instinctif, où vivre n’est plus une épreuve mais un art à entretenir avec le concours de la Vérité. Car c’est la foi en celle-ci qui permet aux individus de se mouvoir sans difficulté dans les merveilleux recoins de Diaphania. Grâce à la puissance de ma réflexion, ma volonté, et mes talents naturels, j’ai établi une fusion entre la ville et ses habitants. Diaphania est ses habitants, et inversement. Et c’est par l’absolu respect de la vérité, que la transparence unique de l’architecture « Diaphaniesque » a pu être possible.
Se balader à l’intérieur de Diaphania est une expérience unique ; plus de points cardinaux, plus d’opacité malsaine, il n’y a que des citoyens, guidés par leur indéfectible dévouement à la vérité. Aux premières lueurs de l’aube, lorsque le ciel lui-même hésite entre le rêve et le sommeil, l’éveil de la ville est un bonheur inimaginable ; un ballet de mouvement et de corps, un spectacle éternel à la fois similaire et différent chaque jour. Je ne compte plus ces matinées où j’ai laissé mon âme vagabonder et ricocher sur les murs invisibles de ma cité. J’en avais les yeux trempés, le cœur capturé, comme caressé par une tempête d’amour. Un sentiment indescriptible, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de moi. Sans parler de ces images insolites lorsqu’un résident conduit son véhicule, ou lorsque quelqu’un prend une douche. C’est de l’art, de la poésie vivante qui se matérialise et enflamme le monde d’une tendresse infinie. Je ne saurais dire ce qui est le plus grisant ; le fait d’avoir fait converger tout un peuple vers un même but, où le simple fait d’avoir accompli quelque chose qui marche ou encore que l’œuvre de ma vie soit dédiée au triomphe de la Vérité.
Il faut que ça marche. Toujours. Ça ne peut pas ne pas fonctionner. La Vérité est naturelle, c’est une loi instinctive, une force puissante et implacable dont l’humanité n’a pas encore su tirer tous les avantages. Au final, il n’y a qu’elle. Elle est omnipotente, omniprésente et d’une incroyable densité. À ses côtés, les religions qui vouent un culte aux divinités et à de vagues actions « prophético-mythologiques » ne sont que des barbares avalés par un passé sauvage. Il n’y a qu’elle. Il n’y a que sa parole, et toute contestation, émanant de qui que ce soit la concernant, est un tort. Contester la Vérité est un crime. Et c’est pour cela que Diaphania possède les meilleurs habitants qui soient. Pour être Diaphaniens, il faut accepter la Vérité et être à son service quoiqu’il arrive, et quoiqu’il puisse en coûter. Sans quoi c’est l’anarchie et la disparition de la transparence.
Diaphania est un choix. Celui-ci effectué, il n’est plus possible de revenir en arrière. C’est pourquoi le mensonge n’est pas toléré dans ma création. Toute ma vie, j’ai lutté pour ma quête de vérité. Et les occasions de se perdre ne manquent pas. Le mensonge n’apporte rien. Le mensonge est un tyran. Il recouvre, dissimule et propage le malheur dans le foyer des hommes. C’est un ennemi farouche, féroce et imprévisible et je me suis fait un devoir d’en éliminer les racines. La vérité est logique, le mensonge ne l’est pas. Ce qui n’est pas naturel n’a pas à être. Elle est là, la véritable erreur des civilisations passées ; elles ont manqué leur cible en s’attaquant à l’Autre sous prétexte qu’il était différent. Ce qui est différent n’est pas dangereux, c’est ce qui est contre-nature qui est une aberration et qui doit disparaître. C’est pourquoi Diaphania forme ses propres anticorps afin de rejeter les attaques répétées du Mensonge. Être détenteur de la vérité, vous savez, c’est comme être détenteur d’un bien précieux et unique. Cela attise la curiosité, la convoitise, l’envie et il faut être prêt à se défendre pour garder ce qui est à soi.
C’est à l’intérieur du Pilier, la statue érigée à mon effigie aux contours presque imperceptibles, que sont sélectionnés et entrainés les « Grands Vents » ou « Gardiens de la Vérité », si vous préférez. Des combattants prêts à tous les sacrifices pour que triomphe le Naturel et son ambassadrice, adversaire obligée du Mensonge. La mission des Grands Vents est simple ; traquer les sources du mensonge et les éliminer par quelque façon que ce soit. Ce qui est important à savoir avec le mensonge, c’est qu’il peut prendre plusieurs formes. Il peut s’incarner dans un oiseau, le rire d’une enfant ou même à travers les mots d’une conversation soi-disant honnête et sincère.
Chaque habitant de Diaphania est suivie de près ou de loin par un Grand Vent, lui-même veillé par un autre et ainsi de suite, jusqu’à moi. En ce qui me concerne, je n’ai besoin de personne pour me rappeler la valeur et l’importance de la vérité, ou m’ôter la vie si je ne respecte pas Diaphania. Et c’est somme toute logique, puisque j’en suis le concepteur, le créateur, l’origine. Je suis le commencement, et le commencement ne saurait être une suite. Et ce qui est logique, est naturel. La boucle est ainsi bouclée, et c’est comme ça que la Vérité est respectée dans la plus extraordinaire cité que le monde ait jamais connu.
Il fût un temps où Diaphania était menacée. Le mensonge rôdait partout, et personne n’était à l’abri. Il était nécessaire de purger la ville. Les exécutions publiques devinrent monnaie courante, d’autant plus que leur utilité était double. Elles permettaient d’endiguer les attaques du Mensonge, et prévenir ceux que le Mensonge auraient attiré. Même s’il n’est pas beau, le mensonge a quelque chose d’attirant. Cette idée du risque et d’interdit, cette chose justement « non-naturelle » qui la compose est son principal attrait. Sauf qu’il y a un détail que les partisans du Mensonge n’ont pas pris en compte. Le Mensonge est éphémère. Il n’est pas fiable en raison de ce qu’il est, et tôt ou tard, il sera amené à s’autodétruire. C’est cette idée de manque de fiabilité, qui paradoxalement, attire les futures proies du Mensonge. Ils caressent l’idée de n’être qu’une comète dans le grand Ordre des Evènements. Comme si cela ressemblait à un désir de Mort. Les partisans du Mensonge, sont en quelque sorte, des morts en sursis. Des manipulés, nullement atteints par la grâce de la Vérité. Et c’est bien là tout le problème. Ils choisissent de mentir. C’est incroyable, vous devez trouver cela incroyable, et c’est pourtant bien ce qui se produit à l’intérieur d’eux-mêmes. Ils sont un choix de destruction délibéré, et nous nous devons de les soulager de leur souffrance. Ne pas choisir la vérité est souffrir. Le monde souffre, d’où l’évolution logique de Diaphania.
Diaphania doit s’étendre.
Au départ ce n’était qu’un rêve, et peu à peu, ce rêve a muté, et s’est transformé. Et aujourd’hui, je pourrais presque le palper, le saisir de mes mains et le malaxer. Diaphania doit s’étendre, et avancer. Diaphania va s’étendre, quoiqu’en dise ses adversaires. Ceux qui ne suivront pas cette avancée logique du mouvement seront écartés puis anéantis. Il n’est pas naturel de faire de l’ombre au Soleil. D’ailleurs qui peut prétendre assombrir la seule véritable lumière qui soit ?
Personne.
Et pourtant, quelqu’un a essayé et c’est pour cela que je m’adresse à vous maintenant. Vous avez pu vous apercevoir brièvement de qui je suis et du potentiel de mon œuvre. Il n’est pas nécessaire de tout savoir de moi, pour comprendre. Je suis seul détenteur de la Vérité. Le reste ment. Diaphania a raison. Diaphania est naturelle. Je vous conjure de m’écouter encore plus attentivement.
…
Tout a commencé par un cauchemar. Le même depuis des mois et des mois. J’étais assis à l’intérieur de quatre murs sombres et épais. C’était une cellule, et je n’avais pour compagnie que le choc régulier de la matraque des gardiens sur les barreaux. Mon regard fixait le sol bétonné et encrassé, et il lui était impossible de faire autrement. Mes yeux étaient paralysés. J’étais comme pétrifié, à l’intérieur d’un mensonge. Le première fois, j’émergeais de ce cauchemar en hurlant, des rigoles de larmes sur les joues. Mon visage était rouge, comme si je m’étais baigné dans une rivière ensanglantée. Il m’était impossible de décrire clairement ce cauchemar. Tout ce que je savais, c’est qu’il n’était pas vrai. Et à qui aurais-je pu le décrire ? Je suis le Commencement. Au-dessus de moi, il n’y a rien. Je décide, et le reste obéit. Les jours passèrent, inlassablement, et mes nuits devinrent un vivier à mensonge. Mon cauchemar s’épaississait, se détaillait ; j’étais vêtu de orange, et des femmes me rendaient visite. Elles me brandissaient des photos de petites filles dont j’ignorais tout. Et toujours le bruit des matraques sur les barreaux. Mon écoute était comme intermittente. Je comprenais des choses et pas d’autres. Cet univers factice se distillait à l’intérieur de moi tel un poison, et je n’y pouvais rien à part le dissimuler, et l’enfouir à l’intérieur de moi. Il me fallait affronter cette épreuve seul.
Et c’est au moment où mon secret devint tel un blessé que je portais constamment sur mes épaules, qu’elle apparut.
La Petite Fille à l’anorak.
…
Imaginez, rien qu’un instant, un rêve se transformant peu à peu en un charnier. Imaginez un viol terrible. Une intrusion contre laquelle vous ne pouvez strictement rien. Et qui enfle, qui contamine, qui vous brise en dedans et en dehors. Voilà qui était la Petite Fille à l’anorak. Une maladie implacable, un mensonge honteux que les murs de Diaphania ne parvinrent pas à briser. Les premières attaques furent sommaires. Elles commencèrent en même temps que mes cauchemars. Des petites traces de couleurs par ci par là, un mur apparent, une porte soudainement teintée … Des urgences somme toutes minimes pour les Grands Vents. Puis vinrent les mots ; la Petite Fille à l’anorak errait dans Diaphania et gribouillait mon rêve d’une idée malsaine et insensée. Elle se disait porteuse d’une vérité, et me nommait coupable de mensonge. Pire que ça, elle me définissait comme l’origine même du Mensonge. Une véritable personnification de l’ennemi de la Vérité. Et parallèlement à cela, mon cauchemar gonflait dans mon esprit et brouillait mes sens. Des cris, des photos de petites filles, des pleurs qui planaient dans le couloir menant à ma cellule et le bruit des matraques sur mes barreaux. Encore et encore et toujours.
Pour la combattre, je l’ai traqué sans relâche. Appuyé par mes meilleurs Grands Vents, j’ai sillonné la ville et chassé les informations à son propos. On disait d’elle qu’elle était partout et nulle part, que la Vérité ne sortait que de sa bouche, pas d’ailleurs. Que je n’étais pas un visionnaire mais un charlatan. Ma popularité fondait comme neige au soleil, et il devint de plus en courant d’apercevoir des immeubles entiers où la transparence avait entièrement disparu. J’étais impuissant, et elle continuait à gribouiller, à me rendre fou. Elle jouait avec moi, se jouait de moi et usait de tous les subterfuges pour pervertir ma création. Avec mes équipes, je soudoyais des Diaphaniens pour obtenir des réponses. Je cumulais les enchères, les offres et par conséquent les mensonges pour atteindre mon objectif. Sauf que j’atterrissais toujours dans une impasse, devant un mur de brique orange qui me rappelait les vêtements de mon cauchemar.
Mon monde changeait ; des couleurs, de l’opaque, du mensonge, et elle, véritable spectre dont la capture relevait de plus en plus du fantasme.
Je la haïssais. Elle hantait mes pensées. Il n’y avait qu’elle et ses actions à l’intérieur de mon esprit. Le jour ne m’appartenait plus, la nuit ne m’appartenait plus. Et c’est à travers la démonstration d’une logique naturelle et effrayante que ma statue se désagrégea toute seule. Ce jour-là, je vis mon corps et mon visage retourner à la poussière dans un vacarme assourdissant. Mes cris furent silencieux, mes larmes invisibles, et pourtant, à l’intérieur de moi, tout était pulvérisé. Je ne pouvais qu’accepter l’ordre naturel des évènements. La Petite Fille à l’anorak m’avait piégé, et je m’étais naturellement précipité dans sa toile. J’étais devenu ce qu’elle avait prétendu que j’étais ; un esclave du Mensonge, prêt à tout pour obtenir ce qu’il souhaite. J’avais beau me hurler que c’était impossible, que la chute de Diaphania n’était pas naturelle, il n’y avait rien à faire. En persistant, je me condamnais et condamnais ma ville. Et passé l’envie de sauver mon « Enfant », ma création, mon Tout, c’est la vengeance qui s’empara de moi.
Et il me fallait être seul pour accomplir ce dessein.
Le corps rongé par l’absence de sommeil et le visage chahuté par l’amertume, j’avais décidé de réunir les derniers Grands Vents. Je savais pertinemment qu’ils profiteraient de se retrouver tous ensemble pour m’arrêter et me faire disparaître. Et ce que je savais aussi, c’est que la disparition des Grands Vents précipiterait la disparition de la ville. J’allais me retrouver seul avec la Petite Fille à l’anorak. Ma haine et mon désir de vengeance pour unique rideau entre elle et moi. Je convoquai les Grands Vents sur la place des baptêmes, là où les Diaphaniens renaissaient en se soumettant aux lois de la ville. Je pouvais distinguer de la fierté, du dégoût et les racines du mal dans leurs yeux. Ils n’étaient plus qui ils étaient, et moi non plus, et tout était arrivé si naturellement. Et tout alla très vite, dans un silence si pesant que je pouvais presque le sentir m’écraser, et me broyer les membres. J’ai ôté ma lame de son fourreau, et j’ai repeint la Grande Place de Diaphania d’une vérité rouge. L’air fut envahit par un parfum tragique, et lorsque le dernier Grand Vent expira une dernière fois, un bruit de verre pilé se répandit dans la ville.
Diaphania tombait. Tout autour de moi, un nouvel ordre naturel s’était instauré. Et je n’en étais pas l’instigateur. J’en étais l’infortuné victime, et je n’allais pas tarder à exiger réparation. Comment décrire des immeubles, des rues, des commerces, des parkings, des infrastructures aussi diverses que des stades, des piscines, des autoroutes, comment décrire un monde qui s’écroule tout autour de vous, en emportant des dizaines de milliers de vies malheureuses parce que détournées de leur but premier ? Comment ? De la poussière, le cri du métal et du béton, la transparence qui s’efface et laisse place à l’absence de vérité, une opacité horrible où des familles entières disparaissent sous les décombres, où des bouts de fenêtres déchirent les membres, où des peluches de bébé planent dans les airs pendant que leurs propriétaires se refroidissent en un éclair. C’était le pire qui s’invitait et m’invitait à danser avec lui. J’ai cessé d’observer le ciel ce jour-là. Je me suis surpris à imiter mon cauchemar. Mon regard s’est accroché au sol sans pouvoir le quitter. Et quand tout retomba enfin, quand Diaphania mourut et se transforma en un souvenir de ce qu’elle était, je la vis sans la voir. Non loin de moi, ce petit morceau de vie, emmitouflé dans un anorak, se rapprochait lentement. Presque avec nonchalance, comme si ce qui venait d’arriver était la seule chose devait arriver. Et je ne pouvais rien faire. Je ne pouvais rien lui faire. Je voulais, et je n’y arrivais pas. Puis, elle s’interposa entre mes yeux et le sol et je la découvris totalement. Elle ne souriait pas. Elle ne paraissait ni heureuse ni malheureuse. Elle paraissait détentrice d’une Vérité dont j’ignorais tout. J’en étais convaincu. À ce moment précis, il me fût impossible de lui faire du mal. Et j’ignorais pourquoi.
Elle me semblait plus vraie que je ne l’avais jamais été.
— Félicitations. Je suppose que tu dois jubiler.
— Pourquoi ?
— Parce que tu as gagné et parce que j’ai perdu.
— Non, tu n’as pas compris.
Et délicatement, comme si je n’avais jamais ressenti cela, elle apposa ses doigts minuscules sur ma joue. Elle était mon pire ennemi, et je la trouvais si écrasante de beauté, si évidente de vérité. À ses côtés, je n’étais rien. J’étais redevenu ce petit homme qui marchait sans savoir marcher, qui parlait sans savoir parler. Je n’avais jamais rien su et j’avais tout oublié.
— Qu’est-ce qu’il y a à comprendre ?
— Tu es en train de rêver. Et tu vas bientôt te réveiller. C’est ça la vérité.
— Non. Il n’y a rien de plus réel que de voir ses rêves anéantis à jamais. Crois-moi.
— Diaphania était une idée. Une belle idée. Et Diaphania n’a jamais existé. Ton oeuvre est toute autre.
— Mon oeuvre ? Tu l’as autour de toi ! Elle n’existe plus…
Son index effleura mes lèvres pour m’intimer de me taire. Et j’obéis alors. Elle fourra son autre main dans son anorak, et en sorti une pile de clichés. Des photographies de petites filles. Je ne comprenais pas.
— Voilà ton oeuvre.
— Je ne comprends pas.
— Tu n’es pas le fondateur de Diaphania. Tu n’es pas un bâtisseur de cité utopique et prophétique. Tu n’es pas ce Dieu vivant que tu as fabriqué à l’intérieur de toi.
Je faisais semblant de ne pas comprendre. Je savais très bien ce qui était en train de se passer. Cet instant-là, imaginez, cet instant-là était peut-être bien le seul instant de ma vie qui n’avait pas été entaché par le mensonge. Cet instant était vrai. Et je savais très bien de quoi il en retournait.
— Oui.
Elle savait que je savais. Elle voulait que je le dise par moi-même. Elle ne voulait pas m’énoncer la vérité. Il n’y avait rien à gagner. Je devais simplement reconnaître qui j’étais, et non qui j’avais prétendu être.
— Qui es-tu ?
Soudain j’ai pensé à mon cauchemar. Et je me suis alors murmuré à l’intérieur de moi, l’impensable ; et si le cauchemar était ma Vérité, ma réalité ? Et si je ne voulais pas admettre que je connaissais les visages sur ces photos tout simplement parce que je ne les avais que trop bien connu ?
— Je suis un tueur d’enfant. Je ne suis pas le fondateur de Diaphania.
— Et pourquoi as-tu tué ces enfants ?
— Parce que je voyais en eux un ennemi à mon rêve.
— Et moi qui suis-je ?
— Tu es ma première victime. Celle par qui tout a commencé.
Elle. Elle par qui la vie transpire, qui est une preuve tellement tangible de la beauté de l’existence, comment ai-je pu lui faire du mal ? À elle et à toutes les autres… Si je pouvais bouger, je me ferais disparaître immédiatement. Je ne mérite pas de vivre. Je ne mérite même pas de rêver. Même si je savais tout cela, le réapprendre me fait mal. Et j’en tombe. Je ne sais pas où je veux être mais je veux m’en aller.
— Il est temps de rentrer.
— Où ça ?
— D’où tu es parti.
Je n’oublierais jamais sa voix. Ni son visage. Ni ses petites mains, la blondeur de ses cheveux, la couleur de son anorak usé. Je me suis enfui de moi-même pour l’oublier. Et je me suis rappelé à moi-même que je ne pouvais pas oublier. C’est comme ça que la boucle se boucle, et pas dans le fantasme d’une ville fantôme. Sans répondre, j’ai accepté, j’étais prêt. Elle m’a étreint, et ce moment m’a paru si agréable que je ne voulais pas le quitter. Diaphania était là, dans ces petits bras qui me serraient si fort. J’étais désarmé, et vaincu par l’évidence. Et j’ai refermé mes yeux. Et j’étais vêtu de orange. Mes dernières heures étaient comptées. J’allais connaître le dernier frisson par injection létale.
Imaginez rien qu’un instant… Se réveiller ailleurs et se dire que là d’où venez n’est pas le vrai. Vous n’êtes pas un génie, vous ne savez rien. C’est tout le reste qui sait et c’est vous qui obéissez. Alors, parce que réside en moi, ne serait-ce qu’une goutte d’un espoir malmené, j’ai commencé à rédiger. J’ai écrit à propos de Diaphania, de moi, de la petite fille à l’anorak, de tout ce qui a été avant cet instant. Je me suis dit qu’importe que cet autre monde ne soit pas réel, c’est à moi de choisir ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas. Je vous écris donc de mon cauchemar. Et lorsque vous lirez ceci, vous vous direz peut-être que la Vérité est contenue dans mes mots, pas dans ce qu’il y a autour de vous.
Et finalement, c’est à vous qu’il incombe de décider ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas. C’est grâce ou à cause de vous que Diaphania sera ou ne sera pas une réalité. Alors choisissez, mais s’il vous plait, je vous en conjure, ne faites pas de moi une absurdité orange propulsée aux portes de la mort pour des crimes odieux. Je n’ai rien ni personne, je ne suis rien ni personne, je n’ai que vous, il ne tient qu’à vous.
Et… »
Pressé par un emploi du temps qu’il ne maîtrise pas, Homère, l’un des gardiens du couloir de la mort, referme le cahier du prisonnier 8562. La tête pleine d’images et de mots, il ne saurait quoi dire ou penser, en définitive. Son collègue vient le trouver d’un pas lourd, sa matraque ricochant sur les barreaux.
— Café ?
— Ça marche.
Homère referme le cahier, et le pose sur l’oreiller désormais libre. Son collègue l’observe, avec l’idée qu’Homère se livre à un rituel étrange.
— Il était comment ?
— Pas méchant mais complètement fou.
Homère referme la cellule, et l’écho de la clé dans la serrure envahit le couloir sombre. Le duo s’éloigne d’un pas léger.
— Y avait quoi dans son cahier ?
— Des conneries. Tiens tu imagines si on vivait dans une ville totalement translucide ?
— Carrément ! Je passerais mes journées dans le vestiaire des filles !
— N’importe quoi… Fais un effort ! Imagine… Rien qu’un instant…
Le duo disparait derrière une porte tandis que le silence et l’obscurité prennent possession du couloir.