Pierre Huyghe
Précédemment, on a vu les rapports politiques se tendrent depuis la bataille de Buzenval jusqu'à la manifestation du 22
janvier...
Le 26 janvier, on n’entend plus le bruit des bombes prussiennes[1]. On ne sait pas quoi en penser… Cette sensation-là, que la mort peut venir vous trouver à tout moment, n’importe où, là où on se sent à l’abri d’habitude, chez soi ; cette inquiétude incessante qui ne peut jamais trouver quelque chose comme un instant de répit, un instant où l’esprit pourrait courir et s’arrêter sur autre chose, une idée, un rêve, un souvenir ; cette sensation-là s’arrête. « On va donc revoir les êtres chéris desquels on est séparé depuis si longtemps. Pères, mères, femmes, enfants, vont se retrouver après cinq mois de souffrances… »[2]. Mais avec cette sensation s’arrête aussi « l’espoir d’une lutte suprême »[3] et c’est un sentiment de trahison qui occupe la place vacante dans les pensées, dans les chairs. A l’annonce de l’armistice, le 29 janvier, il y a quelque chose qui se serre dans le corps, sans qu’on puisse très bien savoir quoi, le diaphragme, le cœur[4]…
Les journaux publient les termes de la convention d’armistice signée dans la nuit du 28 au 29 janvier par Jules Favre et Bismarck. On lit. Paris doit payer une contribution de guerre s’élevant à deux cent millions de francs[5]. On relit. On lève la tête. On regarde autour de soi les choses, la table, le pichet d’eau, la fenêtre, la rue… qui se tiennent sans trembler, immobiles comme hier, comme demain, hors de portée du fracas incommensurable des nouvelles. On reprend la lecture. On s’arrête au deuxième article : « l’armistice ainsi convenu a pour but de permettre au Gouvernement de la défense nationale de convoquer une Assemblée librement élue qui se prononcera sur la question de savoir : si la guerre doit être continuée, ou à quelles conditions la paix doit être faite. »[6]. On n’est pas sûr de comprendre. On demande autour de soi : C’est l’ennemi qui convoque ces élections que l’on réclame depuis des mois ? On n’ose pas répondre autre chose qu’une sorte de moue perplexe et curieuse. [Noter que, selon Jules Favre, Bismarck avait intérêt à trouver face à lui « une autorité puissante, consacrée par le vote du pays »[7] comme interlocuteur pour négocier la paix.].
[ Aborder les querelles quant à ces élections…
De part et d’autre, il est clair qu’il ne peut être question pour cette Assemblée que de « délibérer sur les conditions d’une paix nécessaire »[8] ; parler de « reprendre la lutte » est « une phrase et pas autre chose ». Louis Blanc dans le Rappel ne semble même pas lire dans l’article 2 que l’Assemblée puisse se prononcer sur la reprise de la guerre et n’envisage que de « traiter les conditions de la paix »[9].
C’est sur les limites de la mission de cette Assemblée que les avis se contrarient. Pour Louis Blanc, « sa tâche est finie, aussitôt la paix conclue. », tandis que John Lemoinne refuse cette circonscription : « L’Assemblée que nous sommes appelés à nommer aura tout à régler. Les conditions de la paix d’abord et en même temps la constitution de la France… ». Et parler de constitution, c’est se souvenir la fragilité de cette nouvelle République qui ne tient pas tout à fait debout sur des membres qui s’enlisent dans un espoir effarouché du retour d’un monarque…
Relever, par goût de l’anecdote, que Gambetta, depuis Bordeaux, lance un décret excluant de l’éligibilité « tous ceux qui ont servi l’Empire en qualité de ministres, de sénateurs, conseillers d’État ou préfets »[10]. Bismarck s’en émeut et en appelle à Jules Favre, resté à Paris, qui s’étouffe. S’il désapprouve évidemment les précautions gauchistes de Gambetta, il ne veut pas avoir l’air de céder aux exigences prussiennes… Et Favre d’insister dans ses mémoires sur ses principes : en prononçant l’annulation du décret, il ne se soumet pas à Bismarck, il défend les élections libres[11]… Il insiste encore dans une communication aux Français, affirmant sa confiance dans le choix des électeurs et refusant qu’on puisse imposer « des restrictions arbitraires »[12]. Vu depuis le camp républicain, l’épisode est… désagréable ? malheureux ? : « fidèles exécuteurs des ordres qu’ils avaient reçus de M. de Bismarck, M. Jules Favre et ses amis (MM. Jules Simon, Garnier-Pagès et Emmanuel Arago) étaient partis en province pour y combattre les efforts de Gambetta, qui avait tenté d’écarter du scrutin comme indignes, au moins ceux qui, par leur abjecte soumission à l’empire, avaient amené aux désastres » [13]. Suite à ce désaveu ? désaccord ?, Gambetta démissionne. ]
Ces élections, c’est ce qui fait qu’on ne se décourage pas tout à fait. Même si l’intelligence se refuse à être dupe de leur sincérité ; même si on connaît les façons de ces gens, leur goût aigu de l’intrigue, ou même pas… simplement une sorte d’enlisement psittaciste et illusionné, qui s’aveugle sur les petits arrangements, les accommodements infimes et anecdotiques de chaque jour, parce qu’ils ne peuvent de toutes façons pas se dire qu’ils trahissent ; il y a quelque chose qu’on ne sait pas raisonner, qui espère… Et si tant de camarades ne vont pas voter[14] ; si une voix, ce n’est rien après tout ; on ne sait pas s’empêcher d’y aller quand même. On vote. Le 8 février 1871. On choisit une heure calme pour ne pas trop faire la queue. On pense à ce froid rude et sévère qui vient d’accabler Paris, et la faim, et la peur, et… On choisit le bulletin. On vérifie plusieurs fois qu’on ne s’est pas trompé. On relit ce bulletin encore. Bien. Non. Encore une dernière fois. On sait bien qu’on ne changera pas le monde avec des petits papiers, mais on veut être sûr… On regarde les gens autour. On se demande pour qui ils votent. Celui-là, avec sa mise, on le verrait bien monarchiste. Quelle idée de se faire des moustaches pareilles ! Au moment de glisser le bulletin dans l’urne, on est saisi par la solennité de la chose. C’est idiot.
Et puis on attend les résultats. Le dépouillement est long et laborieux[15]. Chaque jour, la proclamation officielle est reportée… On lit dans les journaux les détails de la désorganisation[16]. On s’inquiète. Les tendances commencent à se dessiner : on apprend que « Paris a voté, comme toujours, pour la République et pour la Révolution, et qu’il a énergiquement protesté contre le gouvernement dont l’incapacité a livré à l’ennemi Paris et la France ». On ne sourit pas. On garde les sourcils froncés et on continue la lecture : « En revanche, la province semble avoir choisi pour la représenter à Bordeaux tout ce qu’elle a pu trouver de plus réactionnaires et de plus monarchique. »[17]. Le 16 février 1871, cette nouvelle Assemblée se réunit à Bordeaux. Parmi les 675 élus, on compte quelque chose comme 400 monarchistes face à 250 républicains[18]. On ne sait pas qu’ils sont divisés, ces monarchistes, que 182 d’entre eux sont légitimistes quand 214 se tournent vers les Orléans ; on ne connaît pas par leurs noms de toutes façons. On est frappé de stupeur… frappé n’est pas assez fort. Bien sûr on se dit que la France n’a considéré que la question de la paix ou de la guerre, ignorant celles de régime, mais quand même.
La voisine, qui s’arrête devant la porte, nous fait part de son étonnement : comment ce Thiers passe de 61 000 voix la veille de la proclamation officielle à 103 000 le lendemain[19] ? Elle est certaine qu’ils ont triché. On ne sait pas. Est-ce que c’est possible ? Ou est-ce le dépit qui l’a fait exagérer ? Elle est militante depuis toujours. La colère, l’obstination lui donnent parfois cet air semi-dément que les religieux ont d’habitude, confis dans des certitudes que tout contredit toujours. Mais on sait bien que c’est l’impuissance de son combat devant les ruses cyniques et narquoises de la poignée de gros satisfaits qui serrent le pouvoir entre les dents qui la met en colère. L’impuissance et la fatigue, d’aider comme ça tout le monde, des cours gratuits ici à un enfant qui finit par lire une page entière sans buter ; des heures passées debout à servir la soupe aux pauvres ; et des nuits à réfléchir aux moyens qu’on aurait dans les mains pour faire une vie plus juste, plus douce. Et on sait aussi que ne rien faire, ne pas protester jamais, c’est leur laisser le champ libre à ces gens. Et on a vu qu’ils n’ont aucune limite, qu’ils vont jusqu’à faire travailler les enfants, laisser mourir les gens sur leurs machines, et que rien, pas un scrupule, pas le moindre mouvement d’empathie ne vient les faire s’arrêter ne serait-ce que le temps de se rendre compte que… Décidément, le corps humain pourra toujours tout justifier avec ses mots… [Noter qu’à propos de ces élections, Gaston Da Costa parle de tripatouillage quant aux circonscriptions de Paris[20] ; déplore que les procès-verbaux qui permettraient de vérifier les résultats dans toute la France soient introuvables[21] ; et s’étonne des bonds spectaculaires du nombre de voix recueillies par certains candidats d’un jour à l’autre dans les résultats que publient l’Officiel[22].]On ne sait pas quoi lui répondre à la voisine. On lui parle de son enfant, comme il a grandi… Il a maigri pendant ces derniers mois, lui aussi. On dirait qu’il va se casser. Son visage a disparu. On ne voit plus que des yeux immenses et perdus enfouis au creux des cernes et des os. Mais ça on ne le dit pas. On sourit pour que ça ne se voie pas trop sur nos mines. On lui propose un café, justement on vient d’en faire. Elle n’a pas le temps. Elle s’en va.
On se rassoit. On se sert encore du café. Et on se dit, forcément on se dit à quoi bon.
[Notes : Le 17 février 1871, Adolphe Thiers, deux fois président du Conseil sous la Monarchie de Juillet, « le fossoyeur de la République de 48 » disent certains[23], est nommé Chef du pouvoir exécutif de la République française. Il adresse une communication à l’Assemblée le 19 février, dans laquelle il décrit une France « précipitée dans une guerre sans motif sérieux, sans préparation suffisante », qui voit « l’ordre profondément troublé par une subite apparition de l’anarchie » et la menace d’une guerre « prête à renaître » si un gouvernement ne prend pas sur lui « la responsabilité de négociations douloureuses »[24]. Il laisse entendre que la question du régime ne sera pas posée à cette Assemblée, mais à une autre, dont l’élection interviendra après la fin des négociations : « ayant opéré notre reconstitution sous le gouvernement de la République, nous pourrons prononcer en connaissance de cause sur nos destinées, et ce jugement sera prononcé, non par une minorité, mais par la majorité des citoyens, c’est-à-dire par la volonté nationale elle-même. »[25]. Il énumère la liste des membres de son gouvernement, fait du même bois que le précédent (on retrouve Favre, Picard, Simon…). Noter que la construction étonnante des phrases et certaines tournures ne sont pas à mettre sur le compte de l’improvisation puisqu’il s’agit d’une lettre donnée à lire au Président de l’Assemblée Jules Grévy… On peut supposer qu’il se sera relu… ]
Des rumeurs, des bruissements courent sur les négociations de paix, tandis que le Journal officiel continue de garder un « silence désespérant »[26]. On parle de la cession de l’Alsace et de Metz ; d’une indemnité de cinq milliards ; et de l’entrée des troupes prussiennes dans Paris[27]. Ca ne sert à rien de s’énerver. Rien n’est sûr encore, attendons. Et puis l’article 3 de la convention exclue l’entrée de l’armée allemande dans la ville de Paris pendant la durée de l’armistice[28]. Non quand même, ils pourront bien nous épargner ça.
Le 26 février voit les préliminaires de paix se signer sans qu’il soit possible « d’empêcher l’entrée, dans certains quartiers de Paris, d’une partie de l’armée allemande »[29]. Ils y resteront jusqu’à ce que l’Assemblée nationale ratifie le traité, c’est-à-dire du 1er au 3 mars 1871. Les rumeurs se confirment. L’article 2 du traité stipule un paiement de 5 milliards et l’article 1 l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine à l’Allemagne[30]. On relit cette phrase de l’article 3 : « Immédiatement après cette ratification, les troupes allemandes quitteront l’intérieur de la ville de Paris… ». Les communications du gouvernement insistent sur ceci qui veut que cette occupation allemande soit circonscrite dans le temps et l’espace, mais…
On pose le journal. Un frémissement court dans le dos, grimpe à la colonne vertébrale et fait se serrer les dents. On se demande : est-ce qu’il y a un seuil ou une limite au-delà desquels, à force de pressions, de poussées, le corps cède tout à fait ou se déchaîne ? [Notes : refaire cette phrase avec l’idée que la tension est un variable d’extension et/ou d’intensité.]
Dimanche prochain, les Prussiens entreront dans Paris...[1] Jacques-Henry Paradis, Le siège de Paris, Paris, 1872, p. 878.
[2] Ibid.
[3] Louise Michel, La Commune, coll. Classiques des sciences sociales, p. 143.
[4] Jacques-Henry Paradis note : « Dimanche. Jour néfaste pour nous. J’enregistre la convention qui met fin à la résistance de Paris. », p. 889.
[5] Cf la Convention d’armistice, article 11, publiée au Journal official de la République française, 29 janvier 1871.
[6] Ibid., article 2.
[7] Jules Favre, le gouvernement de la défense nationale, Tome III, p. 4.
[8] John Lemoinne, le Journal des débats, 30 janvier 1871.
[9] Louis Blanc, le Rappel, 30 janvier 1871.
[10] Cf Jules Favre, op. cit., p. 21.
[11] Ibid., p. 27.
[12] Ibid., p. 31.
[13] Sur cet épisode, voir aussi Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste, Neuchatel, 1871, p. 119.
[14] “Un grand nombre de révolutionnaires n’ayant pas de confiance au suffrage, moins universel que jamais, s’abstinrent.” in L. Michel, op. cit., p. 158.
[15] Le Rappel, 12 février 1871.
[16] Cf par ex le Rappel, 11 février 1871.
[17] Le Rappel, 14 février 1871.
[18] Fiche Wikipedia, Troisième République, version en date du 27 juillet 2013, citant Jean-Jacques Chevalier, Histoire des institutions et des régimes politiques de la France de 1789 à 1958
[19] Ibid.
[20] Gaston Da Costa, la Commune vécue, Paris, 1903, p. 260.
[21] Ibid., p. 261.
[22] Ibid., p. 262.
[23] Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, 1929, p. 84.
[24] Discours parlementaires de M. Thiers, quatrième partie (1871), Calmann Lévy éditeur, Paris, 1882, p. 9.
[25] Ibid., p. 12.
[26] Le Rappel, 28 février 1871.
[27] Ibid.
[28] Cf Journal official de la République française, 29 janvier 1871.
[29] Cf la communication du ministre de l’intérieur Ernest Picard dans le Journal officiel de la République française en date du 27 février 1871.
[30] Cf Traité de Francfort 1871.