Alain Freixe, Vers les riveraines par Sylvie Fabre G.

Publié le 01 décembre 2013 par Angèle Paoli
Alain Freixe, Vers les riveraines
Éditions L’Amourier, Collection Fonds Poésie, 2013.


Lecture de Sylvie Fabre G.

CE QUELQUE CHOSE QUI APPELLE

Si le langage échoue toujours à nommer ce quelque chose qui appelle par-dessus « les murs » du monde, il nous aide pourtant à mieux approcher ce que le regard nous en accorde et à toucher sa part d’inconnu. Car ce quelque chose, qui vient du monde et y retourne, parfois un bref instant nous en écarte. Et pour le dire, nulle voix autre que la nôtre qui reste une promesse à tenir. Vers les riveraines, le dernier livre d’Alain Freixe, paru aux Éditions L’Amourier cet automne 2013, le tente en frayant, en quatre étapes successives, un véritable parcours initiatique pour habiter le monde en ce « cœur d’absence » et dans les « merveilles » qu’il nous offre de la présence. Comme Rimbaud, le poète avance sur un fil de mots tendu entre lumière et nuit et, comme Perceval, il s’immobilise sur « l’autre versant » où s’oublier est « ne pas dire adieu ».

Mais avant d’y parvenir, le chemin pour sortir du labyrinthe reste à accomplir. Dans le texte en prose liminaire, la personne employée par l’auteur est le « nous » réunissant significativement celui qui écrit et celui qui lit dans une même quête. « Quand le monde fait la roue entre torpeur et hypnose dans la nuit du sens », «  que peuvent les mots ? », se (et nous) demande Alain Freixe, au seuil de son entreprise. La réponse est déjà une manière d’orientation. Les mots, assure-t-il, nous accordent une avancée « en enjambées risquées, courses poudreuses, écarts et pas » et « des échappées réfractaires ». Malgré leurs limites et nos incertitudes, ils peuvent donc nous aider à condition que nous soyons prêts à accomplir une traversée et à habiter l’intervalle. Pour aller avec eux « vers ces riveraines » que nous annonce le titre, deux nouvelles questions restent à se poser. Elles ferment l’invitation et ouvrent la voie à suivre. Elles sont cette fois-ci adressées au lecteur sur le ton de l’interpellation comme si le poète voulait l’entraîner à prendre conscience individuellement de son rapport au temps, et plus largement à celui de la vie et de la mort : « Comment portez-vous le temps qui vous porte ?// Comment parlez-vous des morts ? ».

Ce « vous » nous convie donc au dialogue silencieux, impulsé par la parole poétique qui va suivre dans son alternance de proses ou de vers. Le retour sur soi rejette tout divertissement et abruptement nous confronte à la vérité de notre condition humaine. Le poète va s’employer lui-même dans les deux premières parties du livre à se placer face à l’énigme de l’homme en ce monde, en n’accordant aucune concession à la transcendance. Si ses mots « cherchent la brèche » et « traversent parfois », s’ils font passer « dans le vent implacable/d’un regard d’encre/parfum et musique/ », ils nous ramènent toujours à une expérience ancrée ici et ne nous promettent nulle autre demeure que le chant du poème, tel celui de l’oiseau « passereau de l’âme ». Ce chant, source d’un appel, est le fruit d’une habitation.

Dans Parler des morts, première partie autobiographique, Alain Freixe effectue une remontée dans son propre passé à partir d’un pays natal, le pays catalan où il a vécu son enfance, où vit encore en partie sa famille et où leurs morts sont enterrés. Cette visite sur leurs traces se fait dans le souffle des vents, les « veines du noir », le bruit de la mer et sur fond de paysage à « l’olivier de Bohême » et de maisons éboulées. Lui-même est, comme tous les autres, « l’homme qui passe » « au nom envolé ». Il marche « parmi des os » et « des paroles lointaines » et écrit la « fiction d’oubli » dont il vient. De l’enfance, il ne reste à l’âge mûr déjà « envoûté d’hiver » que l’ombre et la solitude, que des cendres et « des paroles-gravats ». Le poète refuse la nostalgie pour penser les cœurs pétrifiés, la misère, le malheur ou décrire les figures tutélaires comme « Marie la noire /aux émois », toutes les femmes qui saignent, sorcières ou mères. Le long poème lyrique, Qui appeler, construit sur une série d’images et d’anaphores, se termine sur le constat du vide, et l’ensemble de la seconde partie sur celui de « personne n’est là ». Il faut bien alors seul « porter le temps » et espérer comme Apollinaire « que tombe la neige » et la misère, et que vienne, « perdue derrière ses cheveux noirs, une femme » ou « quelque chose » pour que s’arrête la chute. Retrouver un visage, marcher pour rencontrer l’inconnu devant soi, même si nous sommes sûrs de la perte. Il n’y a « pas de paradis », nous dit le poète, mais il y a peut-être une « passerelle de lumière au-dessus du vide » et sûrement « un homme qui-cherche-à-voir » et écrire.

De cet espoir et de sa soif, mais aussi de la blessure et de la fente, de l’espace désencombré de l’enfance et des morts, du voyage entrepris dans la vie « disjointe », la troisième et la quatrième partie du recueil nous montrent ce qui naît : un pari pour « la dorveille ». Après Le baiser du noir, c’est contempler et accueillir, donner une place à ce qui surgit de la présence et dans la présence. C’est entrer dans la couleur « ni rouge ni blanche » mais « rose, couleur nouvelle » et, à la manière de Perceval, ouvrir un instant la clôture du temps pour pénétrer le perdu. Les deux grands poèmes qui constituent la troisième partie, en vers libres, au présent, au futur et au conditionnel, unissent, dans cette expérience, le passé au devenir, mêlent le vécu et le rêvé dans un même élan lyrique.

L’hymne à la nuit de la dernière partie, Vers les jours noirs, est le point d’orgue où la voix du « on » résonne avec le « nous » du texte liminaire. Élargissant le singulier à l’universel, reliant le silence à la parole, elle va rejoindre le chant. Ce chant, qui a pour nom Poésie, redonne un nom à « l’homme au nom envolé ». Et, avec lui, à tous ceux qui l’accompagnent dans l’écriture du passage.

Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.




ALAIN FREIXE


■ Alain Freixe
sur Terres de femmes

À l’étrangère (extrait de Vers les riveraines)
→ Bleu plié au noir
→ Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de L’Amourier éditions) une page sur Vers les riveraines
→ (sur Terres de femmes) Alain Freixe & Raphaël Monticelli | Chère
P/oésie, le blog d'Alain Freixe : La poésie et ses entours



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