Max | Jean Telquel

Publié le 01 décembre 2013 par Aragon


Ils restèrent bloqués en gare de Dêcin plusieurs jours, c'est alors qu'ils virent jaillir dans le ciel tous les feux, flammes, fumées, folies de l'enfer. Il s'en souviendrait toujours. Dresde brûlait, avec elle l'Elbe brûlait aussi, l'horizon entier était enflammé. Il aurait voulu que l'Allemagne entière brûlât. Il les maudissait trop tant était trop ce qu'il avait enduré, vu, vécu... Survécu... il était un survivant du néant.

Ils arrivèrent à Paris début avril 1945 après un voyage de retour interminable. On les rassembla dans un cinéma près de la gare de l'Est et là - seulement, des mois après leur libération des camps et leurs errances entre les mains des soviétiques, le feu vert du départ et l'entassement dans le train, les arrêts dans des gares sans rails, les attentes administratives - on leur donna des vêtements propres, de bien pauvres vêtements propres. Il y avait une pièce où se changer, mais pas se laver. Dans le hall d'entrée du ciné on leur distribua un chocolat chaud dans un gobelet d'alu et une petite boule de pain blanc, puis on les invita à entrer dans la salle, le noir se fit et Mickey et Minnie apparurent. Un film de Mickey... Véridique et pathétique !

Il mastiquait son pain dans le silence et dans le noir, toute la salle mastiquait comme lui, personne ne disait rien, pas un mot pas un rire. La lumière se ralluma une heure après et comme ils sortaient de la salle une femme de la Croix-Rouge leur remit à chacun un bon de transport leur permettant de prendre un train pour la destination de leur choix, en France. Rien de plus de la part de "l'autorité d'accueil", rien... On les lâcha sur le trottoir !

Il arriva en Normandie chez lui, cinq ans avaient passés depuis le début de sa captivité, il entra dans sa maison, tout le monde le croyait mort, ses amis, sa femme. Il leur dit que de là où il venait - Rawa-Ruska - il n'y avait pas de facteur. Ils ne comprirent rien à sa plaisanterie, il sourit intérieurement : ma première plaisanterie depuis cinq ans, ils ouvraient les yeux et les bouches hébétés, je ne suis pas un fantôme, il faut que je leur dise que je ne suis pas un fantôme. Le plus embêté était le nouveau mari de sa femme. Un visage poupin, un peu rougeaud, blond, l'air con bien sûr, on le serait à moins. La nuit venait, Jean dit à sa femme et au mari de sa femme qu'il sortait prendre quelque chose dans l'apenti.

Il ne revint jamais. Il trouva refuge dans un bois en bord de falaise et de mer à quelques kilomètres de son village. Quelques jours après il trouva les restes d'un bombardier anglais crashé, il dormit dedans puis au huitième jour il se confectionna avec les matériaux du zinc une espèce de chariot, un peu comme un cercueil d'alu à roulettes. Il le chargea de quelques affaires et parti vers le Nord. Il passa la Belgique, les Pays-Bas, traversa vers la Norvège, puis la Suède et le Danemark, l'Allemagne, il marchait en tirant son chariot. Il voulut entrer en Russie mais fut refoulé par des gardes-frontières ivres qui faillirent l'assassiner. Il marchait. Il était heureux pour la première fois de sa vie.

Il travaillait quelques jours quand il voulait travailler, savait tout faire et bien, brassier, artisan, travaux des champs, et repartait. Suisse, Italie où il resta plusieurs mois dans une ferme. Il arriva chez Célestin Freinet à Vence en 49, il y resta longtemps, il fabriquait plein de chose pour "l'école nouvelle" : des métiers à tisser, du matériel d'imprimerie, il savait tout faire Jean. C'est là que mon frère André le rencontra. André m'a tout raconté de cette histoire.

Personne n'a jamais su son nom. Aux gendarmes qui l'arrêtaient sur la route et qui le lui demandaient, il relevait la manche de son avant bras et montrait le numéro tatoué, ...Voilà mon nom, au flic qui insistait il disait s'appeler Jean, oui, mais Jean comment ?  Demandait le pandore ?  Ben comme tu veux... Jean... Jean ... tel quel... Jean Telquel... il avait même dans sa poche un papier soigneusement plié où était écrit - car il n'avait pas toujours envie de parler aux flics - les mots suivants "Je m'appelle Jean, Jean Telquel, je suis un survivant" et il joignait le geste pas à la parole mais à la main tendue avec son billet, en se touchant la gorge, exprimant (malicieusement) le fait qu'il ne pouvait pas parler...

Il se présenta ainsi à mon pote André et à Célestin Freinet. Il resta donc plusieurs mois à Vence. Il était heureux. Puis il reparti sur les routes fin 1950. André m'a raconté qu'il était adorable, une intelligence vive, curieux de tout, remontant toujours le moral aux uns et aux autres en ces temps de doutes chez Freinet, une force de la nature, une gentillesse sans faille, la joie de vivre... Ils le regrettèrent tous. Il passa en Espagne, André reçu une lettre de Barcelone et il remonta début 1951 vers la Normandie, une autre lettre puis plus rien. Retour vers son pays...

Freinet s'étant enquis des nouvelles de son "ouvrier" pour lequel il avait noué une grande affection auprès d'un de ses amis bien placé au ministère à Paris, celui-ci se renseigna auprès d'un préfet de Normandie. Il sut le terrible évènement et rapporta à André fin 1952 le peu qu'on lui avait dit du drame.

On retrouva Jean pendu dans le bois d'où il était parti six ans plus tôt, pendu assassiné en novembre 1951, son chariot-cercueil à roulette était pillé de ses rares pauvres biens. Dans la poche de son pantalon son papier plié "Je m'appelle Jean, Jean Telquel, je suis un survivant"



Photo : Monument commémoratif de Rawa Ruska (Lwow) créé par le sculpteur Marcel Mayer durant sa détention à la Forteresse de Lemberg.