Mon voisin Sébastien frappe à ma porte, le poing serré sur la longe de son âne Joseph. « Il s’ennuie, me dit-il. Pendant les vacances scolaires, il y a toujours la visite des enfants. Mais là, il s’ennuie. Vous pouvez le prendre avec vos chèvres ? » Tandis que nous nous dirigeons vers l’enclos de mes deux pensionnaires, Joseph nous suit à petits pas, la tête basse et l’œil neurasthénique. « Bientôt, continue Sébastien, on sera moins taxés à manger le cheval qu’à le monter. Le monde est étrange, n’est-ce pas ?» Le monde est bien étrange en effet. Hier, un mélange de viande de cheval et de viande de bœuf déclenchait un scandale international. Aujourd’hui l’État semble privilégier sa consommation plutôt que sa monte. Les tabloïds anglais ne devraient pas tarder à réagir. De larges manchettes longues comme le bras et ornées de photos bien sanguinolentes s’étaleront à la une. Alerté, un député de l’opposition interpellera le Premier Ministre au Parlement. Celui-ci restera ferme : « Cela ne nous regarde pas ! » Mais les Amis du Cheval ne désarmeront pas pour autant. Ils tiendront sur Trafalgar Square de grands discours enflammés sur le noble art de la cavalerie. Ils financeront, à la télévision, des reportages assassins contre les mangeurs de grenouilles. Le Président de la Chambre des Lords toussera à plusieurs reprises en buvant son thé. Le jeune prince, en deux "areu" secs et déterminés, clamera son mécontentement. Sa mère s’en fera l’écho auprès de sa Majesté son Arrière-grand-mère. Celle-ci exprimera sa royale émotion. Le prince Harry sera interviewé à sa sortie de discothèque. Et peut-être même sa dernière petite amie aussi. Les lobbies britanniques à Washington plaideront la cause auprès de Michèle. « Tu as bien gracié une dinde », dira-t-elle à son époux ! Embarrassé, celui-ci gagnera son bureau ovale en traînant peut-être un peu les pieds mais il décrochera malgré tout son téléphone. « Hello. My name is Barak ! » Qui-vous-savez appellera son Premier Ministre. Qui appellera celui des Phynances. Qui refusera de transiger. « On a déjà reculé pour l’écotaxe ! » Mais il sera trop tard. Par respect pour le principe de précaution, le Royaume-Uni aura fermé ses frontières par crainte de voir toutes les haridelles hexagonales franchir le Channel. Par respect de la Tradition, les éleveurs des Highlands feront savoir par voie de presse qu’ils sont prêts à les accueillir chez eux. Ceux de Normandie en profiteront pour prendre des contacts informels avec des revendeurs de cigarettes de contrebande. Une noria de camions passera clandestinement la frontière belge en direction des ports d’Amsterdam et d’Anvers. Les haras nationaux se videront. Les lads s’inscriront à Pôle Emploi. Les champs de courses resteront déserts. Les turfistes manifesteront dans les rues coiffés d’un bonnet en crin de cheval. Les taxes sur les paris ne rentreront plus dans les caisses de l’État. Effrayé, le Grand Percepteur téléphonera à Qui-vous-savez. « Dans ces conditions, je ne peux plus tenir mes objectifs ! » Un ajournement sera alors décrété et une commission créée pour organiser une grande concertation nationale. En attendant, l’âne de Sébastien semble avoir retrouvé quelque joie de vivre. Entre deux hihans tonitruants, il encense de la tête mes deux amies qui l’observent avec effarement. « Comme le monde est étrange », semblent-elles se dire. Et le monde en effet poursuit sa course. Imperturbable.