Empathie. Voilà un mot qui entre dans la conversation avec de lourds handicaps. Avec ses trois syllabes, il peinera d’emblée à trouver sa place. L’interlocuteur qui osera l’employer passera aussitôt pour pédant. Plus grave encore, de par ses origines grecques, (έυ пαθоς), il soulignera une certaine culture. L’utilisateur se verra alors qualifié d’intellectuel. Et tare gravissime s’il en est, il évoque sournoisement la compréhension d’un individu envers un autre. Dans une société vouée à l’individualisme, cet appel aux bons sentiments partagés devient tout à fait incompréhensible sinon même suspect. Pourtant, bravant tous ces obstacles, des chercheurs américains n’ont pas hésité à l’utiliser dans une grande étude dont le numéro d’octobre dernier de la revue "Science" vient de publier les conclusions. Selon un protocole scientifique très strict, 86 sujets ont été astreints à lire des romans ou des essais. Trouver autant de volontaires frôle déjà l’exploit à notre époque où les programmes courts, les messages de moins de 140 caractères et autres "zapping" sont la règle. Mais l’audace ne s’arrête pas là. Il appert que la lecture de la fiction plutôt que celle des essais aiderait le lecteur à mieux identifier et à mieux comprendre le caractère, l’humeur et la mentalitédes personnes qui l’entourent. En un mot à améliorer ses capacités d’empathie. Émotions, convictions, croyancesou intentions parviendraient à percer la carapace d’égocentrisme dont chacun se revêt contre les agressions ou supposées telles venant de l’extérieur. Grâce à l’empathie, la fameuse phrase de Jean-Paul Sartre selon laquelle l’enfer, c’est les autres devient caduque. Cependant, trop de zones d’ombre subsistent encore pour que l’on puisse réellement accorder à ces résultats toute la valeur à laquelle ils prétendent. De quelles fictions s’agit-il ? Les "Mémoires d’Hadrien" de Marguerite Yourcenar ont-elles plus ou moins d’influence que le "Da Vinci Code" de Dan Brown ? Le "Billie" d’Anna Gavalda plus ou moins de portée que "Le plaisir et les jours" de Marcel Proust ? "Les particules élémentaires" de Michel Houellebecq plus ou moins de force que "Le défi de Travis Wilde" de Sandra Marton dans la collection Azur des éditions Arlequin ? Comment la fiction opère-t-elle sur l’esprit du lecteur ? Dans le cas des romans policiers, qu’ils soient historiques ou scandinaves, à partir de combien de morts l’évolution se déclenche-t-elle ? Les scènes de sexe sont-elles indispensables ? L’âge du capitaine entre-t-il en jeu ? Nos experts n’apportent pas de réponses. Ils opposent simplement la fiction littéraire à l’essai. Une question s’impose : le cinéma aurait-il de semblables conséquences ?"L’arbre, le maire et la médiathèque" d’Éric Rohmer aurait-il les mêmes effets que le "Rocky3" de Sylvester Stallone ? La septième compagnie de Robert Lamoureux serait-elle aussi efficace que "Les petits mouchoirs" de Guillaume Canet ? Nos érudits restent muets. Une seule analyse semble avérée : le "Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne" de Michel Onfray n’inciterait pas à l’empathie. On voit par là combien la nature humaine est complexe. Ce qui n’aide évidemment pas le monde à tourner rond.