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[SF] Le gamin du voltigeur

Publié le 03 décembre 2013 par Flo

Papa,

Lorsque tu liras ces lignes, je serai loin. Il ne restera de moi que ces bouts d’encre mêlés à mes pleurs. Ce papier jauni par le temps, froissé par les mains calleuses des facteurs. J’ignore combien de fois j’ai recommencé cette lettre. Même encore aujourd’hui, l’homme que je suis craint d’être jugé et que cette missive ne danse dans les flammes à défaut d’être lue.

Je ne suis rien d’autre que ton fils. Ce petit monde, qui venait de toi et de Maman, et qui arpentait les rues, un ballon au bout de sa tige. Je me souviens de ces moments comme si c’était hier. Tu nous emmenais tous les week-ends sur la Tour. Tu avais été un de ses voltigeurs, et c’est grâce à toi que le vingtième siècle était né accompagné de la plus haute tour du monde. Plus de trois cent mètres de métal. Des milliers d’heures de risques, de fatigue, à tendre ton cou vers le ciel et bâtir le rêve d’un autre. Quels étaient tes rêves, Papa ? Toi et moi n’avons jamais véritablement parlé. Quelque part, je me suis toujours murmuré que le monde n’abritait qu’un héros. Et c’était toi.

Tu dois probablement me maudire à l’heure qu’il est. Et tu as raison. Tu avais dis de moi que je serai « quelqu’un d’exceptionnel ». Qu’un jour ou l’autre, je serai capable de grandes choses. Et tu avais raison. J’ai dissimulé mon don à ta vue, et j’ai fui ta maison après la mort de Maman, pour justement découvrir qui j’étais en train de devenir. Si j’avais su tout ce qu’il était advenu par la suite, je me serais peut-être ravisé. J’aurais continué à peupler tes côtés, et nous aurions pêché ensemble. Tu avais raison pour l’océan. Il apaise. Son ressac efface, remodèle et donne espoir. À dire vrai, c’est pour toi que j’ai fait tout ce que j’ai fait. C’est pour toi que le vieux Gustav exulte au retour inespéré de son œuvre. C’est pour toi que je me suis battu, pour toi que je suis devenu quelqu’un de si convaincu.

Ne referme pas cette lettre, je t’en supplie. Laisse-moi plutôt te conter mon périple. Le dix-neuvième siècle prenait fin, et les tensions géopolitiques allaient crescendo. L’exposition universelle avait eu lieu et avec elle le succès qu’on lui connaît. La tour, malgré les poèmes pamphlétaires et les grèves répétées, était enfin achevée. La terre entière s’était ruée pour la voir, mais depuis, les ventes allaient de mal en pis. Maman crachait du sang. Elle avait éclaboussé les trottoirs plus d’une fois et s’épuisait à nous rassurer. Nous n’avions pas d’argent. Les médecins étaient si chers. La vie nous chahutait comme jamais, et nous pensions que nous ne serions jamais tranquille. Puis la maladie emporta Maman définitivement. Elle ne nous étreindrait jamais plus, ne nous sourirait jamais plus. Elle et tout ce qu’elle était gisaient entre quatre planches mal clouées. Ce jour-là, quelque chose se cassa en moi. Comme si le reste de ma vie n’était rien de plus qu’un fleuve de cendre. Le prêtre avait béni son eau, et j’avais été brûlé. Tu n’en avais rien su et pour cause, je m’étais bien gardé de te le dire.

L’eau m’avait brulé.

Je l’ignorais, mais j’étais en proie à un bouleversement sans précédent. Comme ceux qui ont jalonnés la presse ces dernières années. Ceux qui sont en train de transfigurer ce siècle naissant, pour qu’il advienne ce qu’il doit advenir. Si je m’attarde sur le calendrier, alors j’étais l’un des touts premiers. Oui, tu dois certainement refuser cette idée, pourtant c’est ainsi ;

je suis un Altéré.

Lorsque je l’ai compris, j’eus honte. Je ne l’acceptais pas. Maman était partie pour toujours, et il fallait que je me rapproche de toi. Tu te souviens des premières histoires qui ont éclatées après la découverte des Altérés ? Quand ils découvrirent que leur fille était une Altérée du feu, ses parents la tuèrent à coup de hache, avant de prier sur ses restes. Je n’entendais que cela. Un Altéré du vent explosé en plein vol, tel un pigeon d’argile. Ou même ces jumeaux Altérés de la terre qui avaient été séparés puis torturés des jours et des jours avant de rendre l’âme… Le monde vrillait, et j’étais à l’origine de ce mouvement, aussi. En ce qui me concerne, c’était l’eau. Ma transformation s’était produite durant l’agonie de Maman. Et pendant son enterrement, tout avait pris forme. L’eau m’avait brûlé, rien qu’une fois. Et depuis, je pouvais ne faire qu’un avec elle. Et la manipuler, et voyager à travers elle. Et toi, tu attendais de moi le meilleur pêcheur de sa génération. Comment aurais-tu réagis si juste après m’avoir mis en colère, un raz de marée avait percuté nos côtes ? Qu’aurais-tu vu en moi, si la faune océanique avait jaillit sur nous lors de nos sorties en bateau ?

Tu aurais songé à un monstre. Et quelque part, je me murmure que tu aurais eu raison.

Lorsque j’ai compris cela, que plus rien ne serait comme avant, j’ai fui. Je me suis éloigné de l’eau, des côtes et de toi, qui souhaitais plus que tout me montrer ton village natal. Avant d’être voltigeur, tu étais pêcheur. J’aimais cette idée. Tu ne t’es jamais arrêté, tu t’es cogné à la vie et tu t’es éprouvé comme jamais. Elle ne te l’a peut-être jamais dit, mais Maman était fière de toi. Elle me l’a chuchoté, la dernière fois que nous sommes montés sur la Tour. Le vent chatouillait nos visages, Maman était si belle, drapée dans sa robe bleue Nattier, elle scintillait. Vu du ciel, les étoiles ne voyaient qu’elle. Elle m’a observé tout en riant et durant l’espace d’un instant, j’ai cru que son rire rythmait le monde. Et elle m’a stoppé dans ma course. Sa bouche s’est collée à mon oreille, et elle m’a avoué être heureuse d’être là, ici et maintenant, et d’être fière de toi. Elle aimait la Tour, elle t’aimait. Et malgré tout cela, je suis satisfait qu’elle ne soit plus de ce monde. Au moins, elle n’a pas assisté au démantèlement de la Tour, pièces par pièces. Elle n’a pas subit la crise financière qui a embrasé la France. La misère qui a envahit les rues telle une peste invisible. Les nouveaux nés vendus comme du bétail au plus offrant. Le vandalisme qui incendiait les quartiers, créant des nuées de panique, des échos de cris à répétition et des traumatismes que personne n’a encore oublié aujourd’hui.

Te souviens-tu de la chasse aux Altérés ? Lorsqu’ils ont nous traqués, sans relâche, après s’être bizarrement rendu compte de notre potentiel. A combien crois-tu que la France aurait-été prête à nous vendre, pour éponger ses dettes ? Savais-tu que la forêt Landaise abritait un camp spécial pour Altérés ? Où certains d’entre nous sont disséqués, ouverts en deux de bas en haut, histoire de voir comment « ça » fonctionne ? Où les Altérées féminines subissent un enfer quotidien où on les force à se reproduire et enfanter une nouvelle espèce. Des massacres émergeants d’un foyer de suppositions, voilà ce qu’il est advenu de nous.

Laisse-moi te confier un secret. Nous ne savons rien. Nous ne savons pas comment c’est arrivé et ce qui fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui. C’est comme ça, et ce n’est pas autrement.

Immergé au sein de cette tempête d’évènements, je ne pouvais pas rester à rien faire. Et je ne pouvais pas faire grand-chose non plus. C’est le tragique destin de la Tour qui m’a convaincu d’agir. À dire vrai, je n’ai pas supporté de regarder ton travail nous quitter morceaux par morceaux. Nous étions là, nous avions vécu ce travail avec toi. Tu rentrais et tu ne cessais jamais de nous raconter des histoires incroyables à propos de la Tour, et de tes amis Voltigeurs. C’est plus qu’un monument qui a été arraché à notre capitale. Sur cette Tour, il y avait un peu de Maman aussi. Et je crois bien, que c’était là plus qu’une raison suffisante pour tenter l’impossible.

- Qu’aurais-tu fait à ma place ?

La vérité fait mal. C’est vrai. Savoir que nous, le peuple, les anonymes, n’étions pas la cause de la faillite du pays a été terrible à encaisser. Mais le secret qui se terrait derrière tout cela était pire encore. Sais-tu ce qui s’est passé avec la Tour ? Savais-tu qu’elle avait été rachetée pour servir aux travaux d’un colisée géant, en vue d’accueillir des affrontements mortels entre Altérés ? Bientôt, ce ne sera plus qu’un secret de polichinelle, et tu verras que tout un chacun cherchera à exploiter le filon. Des hommes de pouvoir tomberont pour ce que je viens de te dire, et finalement ce n’est pas plus mal.

Après m’être caché durant plusieurs semaines, j’ai commencé à tâtonner à travers mon nouveau « moi ». Il me suffisait de marcher et me concentrer pour trouver de l’eau, éteindre mes paupières pour calculer quand et où le ciel allait pleurer, et lorsque j’étais en colère… Il survenait des catastrophes. Souviens-toi de la crue de 1910 à Paris. Ce jour-là j’avais appris ce qu’il allait advenir de notre Tour Eiffel, et je ne m’étais pas contrôlé.

C’est pourquoi, après avoir mené une vie de sourcier, de roi de la pluie ou encore de faiseur de miracles pour des agriculteurs désespérés, je plongeai vers l’autre bout du monde. Jusqu’à Wellington en Nouvelle-Zélande, là où ce mystérieux acheteur avait décidé d’installer ses «Alter-jeux ». Tu ne me croiras pas mais pourtant, j’ai bien emprunté divers courants pour me rendre là-bas. En d’autres temps, peut-être m’aurais-tu attrapé avec tes filets ? Une fois hors de l’eau, une foule de bruits cogna mes sens et je dus patienter quelques jours avant de reprendre mon chemin. Le soir, lorsque le ciel se vidait de ses nuages, et se tapissait d’une robe sombre, je songeais à toi. Et je me disais aussi que j’étais très loin de la maison.

Une fois remis d’aplomb, je m’engouffrai dans les entrailles de ce territoire nouveau. La colonisation s’était abattue sur ce pays, pire qu’une pluie de flèches. Des Maoris agonisaient, et en les observant, je ne pus m’empêcher de songer aux Altérés du monde entier.

- Rien ne change tant que le sens reste le même.

Cette phrase vrillait, et tournait en boucle en moi. Le sens. Dans cette époque tragique où nous nous débattons, il y a bien un sens. Sauf qu’il ne nous concerne nullement. Nous ne sommes que des dégâts collatéraux. Des pantins, des petits bonhommes de Palerme manipulés par des fous aux poches pleines. Si tu avais été là lorsque je découvris les abords du colisée… Tu aurais cessé de croire au très-haut. Tu l’aurais insulté. Tu aurais hurlé que ce n’est pas possible, que la Justice n’est qu’un terme mort. Une enveloppe décachetée, vidée de son contenu. Tout ce que je voyais, c’est des corps tuméfiés, et des chaines. Ils avaient dressés les Altérés tels des chiens ou des coqs de combat. Hommes, femmes, ils étaient à moitié nus. Les pieds chainés, ils étaient les esclaves d’un monde à la dérive qui nécessitait un bouc émissaire. Et quoi de mieux comme coupable qu’une « variation » de l’homme ? Des individus aux facultés extraordinaires incapables de s’adapter à notre société expansionniste. Leurs « propriétaires » ; des hommes politiques, des marchands d’armes, des scientifiques, des hommes d’affaires, ils s’étaient mutés en d’ignobles esclavagistes, prêt à sacrifier des vies pour une victoire ensanglantée, et éphémère. En errant parmi ces spectres en devenir, mes larmes ont noyés mon visage. Je ne les connaissais pas, et pourtant je me sentais si proche d’eux. Avec ma tenue d’explorateur obtenue au marché de Wellington, je passais pour un jeune arriviste, un fils de bonne manière à l’esprit dérangé. Les propriétaires me saluaient, et je reconnus sans le vouloir quelques bonnes figures célèbres de notre douce France.

Puis les portes se sont ouvertes. Les files d’altérés ont été avalées par les gueules métalliques du colisée. C’était impressionnant. À chacun de mes pas jaillissait l’idée qu’autrefois, ces murs porteur de l’horreur avait été le visage de notre merveilleuse tour Eiffel. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment le monde a-t-il pu aller si loin ? Et tous ces cris. Entre les grilles de paris, et l’argent transféré de mains en mains, j’avais atterri en enfer. Pour être tout à fait honnête avec toi, à ce moment précis, je ne savais pas quoi faire. Les premiers combats allaient débuter. J’allais enfin savoir qui était l’instigateur de ce chaos organisé. J’ai d’abord gagné les remparts, avant de redescendre dans les premiers rangs. Et j’ai observé le fauteuil, ou devrais-je dire le trône, situé à quelques mètres de moi. J’ai patienté. Entre le sable pour sol, le vent sec et claquant, et le soleil imperturbable, je me croyais revenu à Rome. J’étais au cœur d’un empire nourris aux mamelles de l’injustice des inégalités. Quelques minutes plus tard, à grand renfort d’un vacarme ferreux et effrayant, il apparut.

Cet inconnu. Ma raison d’être ici.

Le colisée entier se mit en branle, et fût secoué d’un mouvement inattendu. Ce n’était pas un séisme, mais bel et bien toute la structure qui bougeait. Et après une longue rotation, je ne faisais plus face au Nord, mais à l’Est. Et soudain, j’entendis des pas qui faisaient trembler la terre. À croire qu’un géant s’invitait parmi nous. C’était un marcheur. Une créature inanimée faite de fonte, de boulons, de rouages et qui transpirait de la vapeur. Cette vision impossible marcha jusqu’au milieu de l’arène. Et tous les gradins se nappèrent de silence. Je le vis s’extraire de sa boite immobile, encore chaude. On lui apporta un mégaphone.

- Je déclare officiellement les « Alter-jeux » ouverts !

Puis la liesse, des bras en l’air, des cris de joies et l’argent encore et toujours, brassé, pétri, malaxé. Et l’homme fit ensuite volte-face à son marcheur. Il s’approcha lentement, et tendit son bras. Alors la machine trembla, comme prise de convulsions et se désagrégea d’un coup d’un seul. Et c’est là que je compris comment la tour avait été démontée si vite, et comment ce colisée avait jailli si tôt. Dans cette brume de mystères, des réponses se dessinaient enfin, et j’ignorais l’origine de certaines. Tout comme j’ignorais ce qui m’avait précisément poussé jusqu’ici.

Cet homme était un altéré de métal. Et peut-être bien le seul spécimen encore vivant à ce jour. Après son premier exploit, il leva les bras, et quelques morceaux s’évadèrent des restes fumants du marcheur. A distance, ils les faisaient planer et l’auditoire ne savait que dire. Sur les visages, je discernais une admiration effrayée. Délicatement, il souda les morceaux entre eux et dessina un chiffre métallique, un « 1 » dans les airs. Un combat n’allait pas tarder à avoir lieu. Après quoi, il s’éloigna, regagna sa tribune et le chiffre nouvellement créé s’écrasa sur le sol provoquant un nuage de poussière et un cri désagréable. Il s’assit, avec élégance. On ouvrit les portes de parts et d’autres de l’arène. Deux silhouettes tâtonnaient lentement sur le sable. Un homme et une femme. Ils semblaient déjà si épuisés, si abîmés par la vie. Un de mes voisins me bouscula, et s’époumona un long moment.

- Battez-vous jusqu’à la mort ! Allez ! Montrez-nous de quoi vous êtes capable !

Et ses mots étaient repris en cœur. Partout dans les gradins, un concert inaudible aux paroles tragiques prenait corps, peu à peu. L’homme, qui semblait apeuré, se rua vers la femme et, à quelques mètres d’elle, il plongea sur le sable et le martela de ses poings. Alors le sol se lézarda, et la femme disparut, comme si la terre l’avait avalée. Les commentaires fusèrent, la foule semblait électrique. Les cous se tendaient vers l’arène, tout un chacun était nerveux, le corps et l’esprit consacré à l’affrontement qui démarrait. Et le toit du monde s’assombrit. Chassé par un banc de nuages noirs, je vis la foudre frapper. Mais pas comme à son habitude. Les éclairs étaient horizontaux et se dégageaient du trou provoqué par l’homme. Frappé de plein fouet par un trait pourpre lumineux, il s’envola malgré lui et rebondit quelques mètres plus loin. Dans les gradins, les mains se cognèrent les unes aux autres frénétiquement. Tous applaudissaient la réaction de la femme. Elle s’évada du trou tant bien que mal. Le corps nu et magnifique, strié d’éclair. Elle me fit comprendre notre importance et l’immensité de notre potentiel. Nous pouvions tout changer, modeler le monde à notre vision. Il nous fallait seulement le vouloir.

L’homme se releva à son tour, secoua son visage et hurla comme jamais. Habité par la rage, il ne semblait plus humain. Il cogna le sol de ses pieds plusieurs fois, provoquant une réaction étrange du sol sur l’arène. Des formes jaillirent ; d’apparence humaine, de consistance terreuse, sans visage. Des soldats sans vies obéissant au doigt et à l’œil de leur créateur. L’altéré de terre lança ses bras, droit devant lui. Immédiatement, son escouade se rua vers la femme. Celle-ci se recroquevilla, et une pluie d’éclair frappa l’arène. Si tu avais été là, Papa… Tes yeux et ta mémoire converseraient encore à propos de cet événement.

La terre rejoignit la terre, des volutes s’évadèrent du sol, et un parfum de brulé envahit le colisée tout entier. L’homme, redevenu seul, s’agenouilla et plongea sa main dans le sable. Et l’instant suivant, un bras rocheux frappa la femme à la gorge, tel un serpent sur une proie. Du bras se dégagea une main, et la femme se retrouva capturée, sans pouvoir bouger. Elle tapa du pied plusieurs fois, et tout son être scintilla. Un bras se dégagea d’elle également, et s’enroula autour du membre rocheux. Cobra contre anaconda, la partie semblait incertaine. Dorénavant, on ne criait plus. On retenait son souffle, on s’imaginait quoi faire lorsque l’un ou l’autre serait dans l’autre monde. Pleurer de joie ou de peine, ou rire nerveusement à propos de quelques économies pulvérisées sur le sable brûlant. Le duo se figea un moment dans ce bras de fer irréel. Jusqu’à ce que l’altéré de métal se lève de son trône, et exécute un autre signe.

Les portes furent ouvertes à nouveau. Et deux altérés s’en échappèrent. Ils semblaient si jeunes, si terrifiés. L’un d’eux a même tenté de refluer et s’est confronté à la violence de ses geôliers. Les coups de fouet ont embrasé nos oreilles. Je ne cessais de me demander pourquoi les Altérés se soumettaient au bon vouloir de la foule. Pourquoi personne ne se relevait, prêt à résister contre le pouvoir en place. En moi, c’était l’incendie, je n’avais qu’une envie ; bondir sur le sable, et lutter à mon tour.

Une goutte, puis deux, une multitude et enfin un ciel qui pleure sans discontinuer.

Comme si j’avais été écouté. Je sentis la pluie rouler sur moi, et me caresser, me fortifier, ouvrir un peu plus mes yeux sur la place qui était la mienne. J’ai fixé lentement les deux nouveaux combattants, ces mômes, puis mon regard bascula vers ce roi sans couronne. Et ses billes sombres me rendirent la pareille. D’un signe de tête, il m’invita à rejoindre les autres en bas. Sans m’en rendre compte, je fis un pas en arrière. J’étais découvert, cerné par une foule de monstres en puissance, d’homme prêt à tout pour le gain. S’ils découvraient qui j’étais c’en était fini de moi. La confusion me gagna, je fus submergé par le doute, et l’appréhension. Et j’ai continué à reculer. À refuser ma place. La conséquence n’en fût que plus terrible. Un hurlement inhumain éventra l’assemblée. Dissimulé parmi la foule, je ne voyais rien. Et alors, j’aperçus des bouts de métal léviter avant de se tourner dans une direction bien précise. Et disparaître pour enfanter des éructations de voix bien humaines. Les corps se rassirent, le silence enfla, régna et l’horrible se dévoila à moi.

Le gamin qui avait paniqué se vidait, le corps empalé par un morceau de métal. Et l’autre gisait au pied des gradins dans une flaque rouge. Entre les cadavres, le bras de fer entre la foudre et la terre s’était résulté par un match nul. La femme et l’homme considéraient les corps sans vie, comme s’ils venaient de perdre leurs propres enfants. Du haut de son trône, le meurtrier se préparait à un autre « exploit ». L’argent fût remis en jeu. Délicatement, je m’approchai presqu’inconsciemment du rebord des gradins. Des débris dérivés du marcheur voltigèrent, la pluie se densifia, se fit plus sauvage. Le « roi » s’évada de son fauteuil, et le mégaphone revint dans ses doigts.

- C’est le métal qui départagera les participants, puisqu’ils sont incapables de remporter la victoire ! Choisissez l’un d’entre eux deux, et pariez ! Mais choisissez bien !

Et il projeta sa nuée métallique sur la femme, et soudain, j’entrai dans la partie. Elle avait éteint ses paupières, et accepté son sort, mais j’en avais décidé autrement. Le métal s’était confronté à un mur de pluie, et avait sombré sur le sable devenu boueux. Je me retrouvai sur l’arène, dos à un mon adversaire. Et toujours ce « pourquoi » qui ne cessait d’imploser en moi. J’approchai de la femme, traversai le mur translucide et pris sa main.

- N’aies pas peur.

Elle tenta d’effacer ses craintes. Ses yeux balayaient le sable frénétiquement, elle ne se croyait pas vivante. Elle semblait si triste, si malmenée. Même si c’était ma dernière minute sur cette terre, je voulais savoir pourquoi.

- Pourquoi vous battez-vous entre vous ?  Pourquoi ne résistez-vous pas ?

Ses traits se détendirent, sa beauté évidente me bouscula, elle ouvrit sa bouche sèche dans laquelle se perdait du sang, du sable, de la sueur et des larmes.

- Parce que nous ne savons pas comment le faire. Nous avons été élevés ainsi. Nous ne connaissons qu’une voie.

Peu à peu, le mur de pluie s’écroula. Et je devins l’objet d’une foule médusée tandis que le « roi » m’observait d’une façon qui transpirait la sérénité.

- Un altéré de l’eau, messieurs ! Voilà qui est si rare ! Je dirais même que tu es le premier que nous rencontrons ! Grâce à toi, la partie n’en sera que meilleure !

Et une approbation puissante me cerna de toutes parts. Ils la voulaient leur violence. Ils le désiraient ardemment leur match. Ils souhaitaient la mort, et rien de plus.

- Qui êtes-vous ?

L’homme, quelque peu déconcerté, baissa son mégaphone une poignée de secondes.

- Le fils d’un voltigeur, et toi ?

- Moi aussi.

- C’est à croire que tous les talents sont français !

Cette boutade accoucha d’un rire gras, à la fois exagéré et faux.

- Pourquoi la Tour Eiffel ? Pourquoi l’avoir emmené ? Vous aviez le choix !

- Oui, c’est vrai j’avais le choix. Pour être honnête, par rancune gratuite et symbolique. D’après toi combien de voltigeurs sont morts durant le montage de la tour ?

- Je l’ignore.

- Un seul.

Je compris qu’il parlait de son propre père. Et qu’il était sensible à ce sujet. Nul besoin de s’étendre. Cela n’aurait pas dû être lui. Il avait fait de son don une usine à abominations, et c’est tout. Dans mes yeux il comprit aussi que ce n’était pas la peine d’approfondir le sujet.

- Alors que faisons-nous, altéré de l’eau ? Vas-tu te battre, ou non ?

- Non.

Sa voix couvrit les réactions suscitées par mon refus. Un vent brusque, sec, s’invita parmi nous alors que la pluie déclinait.

- Je m’en doutais. Que proposes-tu ?

- Je prends la tour, les Altérés et je m’en vais.

- Ou alors quoi ?

Ma bouche était sèche de réponse. Son visage hocha de gauche à droite, et il ordonna qu’on ouvre toutes les portes. Et là Papa… ce fût pire que tout. Comment te décrire une marée d’hommes et de femmes cabossés par la vie se présenter à toi. Il n’y avait pas d’espoir parmi eux. Plus de lumière, rien. Leur don n’était rien d’autre qu’une malédiction qui les noyait un peu plus chaque jour. Ils m’encerclèrent, et je songeai subitement à l’impensable.

- Ces altérés que tu vois ne sont rien. De la chair à billet, rien de plus. La vérité est toute simple ; tu ne pourras pas les convaincre de venir avec toi. Leur obéissance a été si durement imprimée qu’elle semble résider jusque dans leur sang. Ils nous haïssent probablement, mais n’ont pas d’autres échappatoires que de nous obéir. Et nous ne faisons que perpétuer une tradition ancestrale. Le fort exploite le faible. Et le fait d’être altéré ne les a pas rendu plus forts, loin de là mais simplement plus intéressant… lucrativement parlant.

Il avait raison. Ils préféreraient s’en prendre à moi plutôt que se libérer de leurs chaînes. Cette fois l’oppresseur avait fait très fort. J’étais au bout, sans possibilité, à m’esquinter les nerfs contre un mur d’une dureté inouïe. J’étais égaré, je ne savais pas ce qui allait se passer. À cet instant, je sus combien vivre pouvait être une épreuve. C’est ainsi que le monde tourne ; avec des hommes qui n’ont pas besoin de jouer pour gagner. Je ne pouvais pas infléchir le sens.

- Alors mon ami français ? Que fais-tu ?

Je le regardai une ultime fois. Et une idée, propre à ces explosions de l’esprit enfantées dans l’urgence, m’ébranla. Nous n’étions pas loin des côtes. Mon cœur me tabassait comme jamais, prêt à surmonter l’impossible. Cet homme me défiait. Il savait que j’étais capable de soulever l’océan. De l’importer jusqu’ici, et de noyer ce lieu, le démembrer, emporter ses occupants remplir leurs poumons d’eau, leur extirper la vie. Il le savait. Alors pourquoi ne me supprimait-il pas tout de suite ? En m’attardant sur lui et les altérés, je constatai un désir commun. Ils voulaient tous s’éteindre. Ils voulaient tous disparaître.

J’avais été discret. J’avais été songeur. Moi qui souhaitais la résistance, je me retrouvais potentiellement responsable d’un génocide. Je passai en revue tous ces visages encore une fois. Dans les gradins, la foule lasse de chercher à comprendre, s’autorisait un break ; les idiots. Le sort d’un peuple se décidait maintenant, et eux lui préféraient une partie de carte. Parmi toutes ces bouches, ces nez, ces cheveux, ces bras, ces mains, c’est le visage de la femme de foudre qui retint mon attention.

Elle voulait mourir, et n’y arrivait pas. Elle voulait que tout cesse. Que tout disparaisse.

- J’ai choisis.

Et je m’assis. Je me recroquevillai. Je plongeai mes yeux dans l’obscurité, et l’écho puissant du raz de marée gonfla. Je sentis le sol trembler, frémir. La panique s’empara du colisée, et l’étrangla ; piétinement, coups de couteau pour tâter du billet, de révolver pour avancer plus vite, ça se cassait la voix, s’écorchait le souffle, et le métal crissait, il résistait. Lorsque le mur d’eau fut visible, tout prit de l’ampleur. Tout augmenta d’un degré. Je sentis des ombres se rapprocher de moi. On voulait me tuer, en s’imaginant que cela stopperait le mouvement. Il était trop tard. J’avais pris ma décision, et des milliers de gens allaient périr. Je ne vis pas non plus qui me saisissait les mains, et m’avouait « un merci » du bout des doigts. Dans mon ventre et dans ma tête, la pluie ne cesserait jamais plus.

Le choc de la vague sur le colisée fut indescriptible. Le métal se tordit avant de rompre et la structure s’affaissa avant de s’effriter tel un château de cartes. Je sentis dans l’instant que tous les altérés m’avaient quitté. Sauf un. L’eau charria des corps, du sang, du métal et de l’union interdite entre l’eau et le métal émergea un début de rouille, une dégradation naissante. Lorsque tout retomba, que le monde pouvait enfin me pointer du doigt et me déclarer coupable, je me relevai.

Il était là. Seul. Un sang roux s’évadait de ses orifices. Il rampait vers moi, son trône n’était plus, il avait été emporté par mon choix irréversible. Je le saisis avec une tendresse que je pensais disparue avec les flots, et j’apposai sa tête sur mes genoux. Il se vidangeait de tout. Mon visage se confronta au sien.

- Vous saviez, pourquoi m’avez-vous laisser faire ?

Un sourire noisette se dessina sur son visage.

- Deux Altérés ont été conçus pendant les travaux de la tour. Toi et moi. Mon père est mort en voulant montrer à mère combien la tour était belle. Il voulait l’impressionner, et je me suis retrouvé orphelin. Mon pouvoir… me savoir capable ne m’a pas sauvé. Je n’ai jamais apprécié la vie. Je ne suis jamais arrivé à vivre. Es-tu arrivé à tout supporter ? Je sais bien que non. Tout comme j’étais au courant de l’idéosphère entre nous. C’est pour ça que tu nous as retrouvé. Parce que je t’ai appelé à travers elle. Nous pouvons nous parler sans nous parler, et… encore une fois, cela ne m’a pas rendu plus heureux ou ne m’a été d’un grand secours pour supporter ce monde, et la vie. Être exceptionnel ne change rien par-contre toi… Oui, toi. Il y a quelque chose en toi et tu l’as toujours suivi Ne sois pas trop dur envers toi-même, tu nous as donné ce que nous voulions. Et…

Le silence.

C’est comme ça que s’est achevé mon périple, Papa. Oui, j’ai accomplis de grandes choses mais dans ce monde qui est le nôtre, qu’est-ce qu’une grande chose ? Et à quoi puis-je être utile, si malgré mon potentiel, le monde suit sa course ?

C’est dans un nuage d’interrogations que je t’écris aujourd’hui, parmi la boue, la mort et les flaques. Je voudrais tant rentrer, et à la fois je me murmure qu’il est temps pour moi d’arrêter la fuite et d’offrir à ce monde ce qu’il mérite. Et le fils qui est en moi, le gamin, ce coin d’innocence survivant, celui-là voulait simplement t’écrire, et t’avouer que sans toi, la vie est difficile. Que je suis habité par la crainte, à chacun de mes choix. Mais pas qu’une minute ne passe sans que résiste en moi l’idée qu’avant d’être un Altéré, je suis ton fils. Et que je suis fier de cela.

Tu me manques terriblement. Et j’espère un jour pouvoir t’étreindre à nouveau.

Je t’embrasse,

Ton fils, Hugo.


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