Magazine Journal intime

Edelweiss

Publié le 03 décembre 2013 par Eric Mccomber
Il y a des centaines de millions de bouteilles d'eau en plastique en circulation à la seconde où j'écris ces lignes. Étonnamment, l'une de celles-ci s'est retrouvée chez ma pchite vampire l'été dernier, une parmi des myriades, qui s'avérait unique. Comme un timbre avec un défaut, ce simple contenant, ce vulgaire bout de pétrole, était arrivé chez elle avec une déformation étrange à la hauteur du goulot. Une bizarre de courbe dans son axe. Nous avons cent fois rempli ce récipient d'eau fraîche (super plan pour maximiser notre apport quotidien de bisphénol) et l'une des innombrables fois où nous avons fait l'aller retour Languedoc-Île-de-France, celle-ci s'est retrouvée dans nos bagages et je viens de me rendre compte qu'elle trône au milieu de mon studio. Cette bouteille de plastique, une parmi des milliards, unique, spéciale, différente, me rappelle tout ce que j'ai perdu, tout ce que j'ai raté, tout ce qu'a de tragique ce lent massacre des edelweiss de ma vie. Mais qu'y peut-on ?
— Te jure, le nouveau carburateur, c'est de la dynamite.
— Tu fais combien, je veux dire, zéro à 100…
— Oah, tu sais, ça explose, sans déconner…
— Ok, mais combien…
— 700€ et des brouettes, mais essaie-pas, je l'ai eu à moitié prix…
— Putain !
— Mais quoi, y faut ce qu'y faut…
— Tu m'aurais dit des jantes… mais…
— Ta gueule, Michou. T'es con… Tu… des jantes… pourquoi pas un tutu…
— Oh, ça va, quoi… 700€… mais combien tu…
— Michou, tu peux pas comprendre, c'est un truc de passion et toi tu…
— Deux autres demis, s'il-vous-plaît. Z'avez des cacahuètes, ou qu'est-ce tu dis ?…
Il y a quelques années, j'ai accepté de traduire un texte pour l'armée canadienne. Les forces prévoyaient augmenter radicalement la quantité des amputations traumatiques qu'allaient subir leurs membres au cours de la décennie à suivre. C'est-à-dire maintenant, en fait. Bon déploiement, les boys. J'ai donc passé une partie de mon été 2008 à baigner dans les jambes et les bras arrachés de manière traumatique. Une amputation traumatique, appris-je avec émerveillement dans le cadre de ce travail, représente une situation au cours de laquelle un employé des forces voit un des ses membres sectionné hors du cadre médical (par exemple lorsqu'un engin explosif fait des confettis avec son camion). C'était vachement lourd, comme boulot. Même si en cours de route, à force d'employer tous ces mots de manière technique dans un contexte professionnel, on finit par se… uhm… détacher.
— T'as vu, le truc, là, oh ma chère, hier…
— Où ça ?
— Mais, à la télé, putain…
— Ah, le truc, là ?! Avec le type !? ma pauvre chérie, j'étais dégoûtée…
— Mé oué, tu sais… putain…
— Oh, quel gros con, çui-là, non mais…
— Ah oui, tu peux le dire !
— Et puis comme il était sapé, le con…
— Ah ?! Pas remarqué.
— Mais moui… Truc moutarde, caca-vomi, berk…
— Mais non, pas lui !
— Quoi ?!
— Pas lui, l'autre, là… Le gros.
— Mémémé… Il étais super gros !…
— Qui ?
— Truc moutarde…
— Mais nnoooonn. Mais noooon…
— Qui ?!
— Mais le type, là… à la télé.
— Çui qu'avait battu sa femme, qu'elle voulait qu'y arrête de boire, le type moutarde…
— Aah mais non. Pas ça ! Putain… Le type trop fortiche qui découvre grâce à une goutte d'eau…
— Quoi ?! Mais ça n'a rien à voir, t'es conne ou quoi !?
— Mais non, pas lui, le type fortiche, il réussit à choper le gros con, tu l'as pas vu ?!
— Ah non, je devais roupiller. C'était à quelle heure ton truc.
— Ah pas grave, putain. M'en fous.
— Prends pas tout à rebrousse-poil, bordel, t'es con Lucienne…
— Te pique pas, oh…
— Y a pas un de ces messieurs qui paierait à boire à deux jolies jeunes filles ?
— Ksi disent, les vieilles sacoches, là ?
— T'occupe, elles sont saoules.
— Elles nous saoulent…
— Ça, c'est chaque soir pareil…
— Alors, un petit calva ?
— NON !…
— Alors, le type de la télé, c'était qui ?!
— Mais quel type ?!…
J'ai rencontré quelques fois des edelweiss dans ma vie. Souvent les gens me regardent d'un air méfiant. « On est pas censé en rencontrer autant, tu dois avoir une sorte de tare, de maladie. Moi je n'en ai jamais vu en vrai. » Mais voilà, il faut quitter son canapé, sa moquette, il faut se mettre en route, il faut accepter d'avoir froid, faim, peur, il faut braver les fauves… il faut garder l'œil ouvert, ne pas piétiner partout, respecter un peu la fragilité des petites choses rares. Oui, c'est vrai, j'ai de temps en temps eu la chance de me pencher sur ces petits trésors au sommet des faîtes rocheux. Mais je ne me suis jamais endurci pour autant. Chaque fois que j'en vois une par terre, la tige arrachée, en train de se dessécher aux quatre vents, sur le point de redevenir poussière, j'y peux bien peu, ça me scie le ventre.

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