Magazine Journal intime

Victimes du système

Publié le 08 mai 2008 par Ali Devine

Mon fils Louis s’ennuie à l’école. Ce n’est pas encore trop grave, parce qu’il n’en est qu’à la maternelle petite section, mais c’est peut-être déjà mauvais signe. Il a pleuré au début de l’année, et nous ne nous sommes pas trop inquiétés, parce qu’on nous a dit que c’était normal ; et effectivement, le premier contact avec l’Institution scolaire a quelque chose de rude. Mais depuis septembre, Louis n’a pas changé d’avis : la première question qu’il pose le matin, c’est bien souvent « est-ce qu’on va à l’école aujourd’hui ? ». Ça ne lui plaît pas du tout.

Pourquoi ce dégoût ? Dans un premier temps, j’ai essayé de me rassurer en me disant que les causes étaient peut-être circonstancielles : il ne s’entend pas très bien avec sa maîtresse, qui est froide et qui ne nous aime pas ; ses meilleurs copains ont déménagé, ou sont partis dans d’autres écoles, ou se sont détournés de lui ; etc. Je me suis dit, aussi, qu’il n’a que quatre ans, et que son caractère a encore le temps de beaucoup changer. Mais en discutant avec ma femme, je commence à me convaincre que le problème est plus profond.

Nous sommes allés voir l’enseignante, un jour, pour lui demander s’il ne serait pas possible que Louis passe dans la classe supérieure. Il est en petite section, qu’il passe dans la classe mixte petits/moyens. Nous avons en effet discuté avec notre fils pour essayer de comprendre pourquoi il s’ennuie à l’école. Avec beaucoup de clairvoyance pour son âge, il nous a expliqué que les autres enfants ne parlent pas, ou parlent très mal, ce qui fait qu’il n’a la plupart du temps pas d’autre interlocuteur que la maîtresse, qui ne peut évidemment pas lui prêter une attention exclusive. Par ailleurs la plupart des activités proposées lui cassent les pieds : il connaît déjà les contes et les comptines, qu’il a appris chez nous ou à la crèche.

La maîtresse s’est employée à doucher notre vanité et nos modestes prétentions de parents en nous faisant remarquer que Louis, très en avance sur le plan du langage, est en revanche maladroit, impatient et distrait : et au moment de notre entretien, il était parfaitement exact qu’il ne dessinait que rarement ; on avait l’impression que la vision de la feuille blanche et des crayons le rebutait. Nous essayions pourtant de l’encourager en poussant des cris d’admiration devant ses rares dessins. Et un jour, il nous a dit : « C’est bizarre, à la maison vous me dites bravo Louis, alors que la maîtresse elle me dit toujours que je fais des gribouillis. » Cette remarque était parfaitement spontanée et je ne crois pas qu’il ait inventé.

Je me suis longtemps demandé pourquoi l’enseignante a, de façon aussi peu pédagogique, découragé notre fils. Je peux me tromper, mais je crois qu’elle essayait en fait de le remettre à sa place ; elle lui disait indirectement « Tu vois ? Tu n’es pas si grand que tu crois. Tu dois rester avec nous. » Il était évident –elle nous l’a dit explicitement- qu’elle avait besoin, dans sa classe, d’enfants parlant bien pour stimuler les autres. Louis a donc été désigné pour tenir le rôle d’auxiliaire pédagogique, et il est hors de question qu’il quitte le groupe. Même si ces termes ne conviennent pas pour une école maternelle, il est un « bon élève » et doit tirer les autres vers le haut, en leur parlant, tout simplement, en leur apprenant des mots nouveaux, en articulant bien. Comme enseignant, je comprends la démarche de la maîtresse ; comme parent d’élève, je suis inquiet. Louis aide les autres, mais lui, que retire-t-il du temps qu’il passe à l’école ? Il dessine mieux à présent, mais je crois qu’il le doit plus au temps que ses grands-parents lui ont consacré qu’à l’émulation de ses camarades. Et je ne vois pas vraiment d’autre bénéfice à ses huit premiers mois de scolarité.

L’école de Louis fait partie d’un RAR (réseau ambition réussite), ce qui signifie qu’elle accueille, pour employer un euphémisme, des publics très divers. Les choses se passent plutôt bien, l’inspection est contente parce que « la plupart des enfants apprennent des choses ». Mais il faut s’entendre sur la teneur de ces apprentissages. Beaucoup d’élèves sont confrontés à un interlocuteur francophone pour la première fois le jour de la rentrée ; j’ai d’ailleurs assisté, dans la cours de récréation, à une véritable scène de panique chez un petit garçon chinois. Nombreux sont aussi les enfants qui doivent apprendre, dans un premier temps, à écouter les autres, à obéir à l’adulte, à régler les conflits autrement que par la violence et les cris ; plusieurs découvrent un objet qu’ils n’ont jamais vu : le livre. Les maîtresses travaillent sur ces points. C’est bien, il faut le faire. Mais pendant ce temps, ceux qui ont déjà appris tout cela à la maison n’ont qu’à prendre leur mal en patience et à attendre papa maman –en espérant qu’un camarade stressé d’entendre autour de lui un langage dont il ne comprend pas un mot ne leur tape pas dessus pour se défouler.
Comprenez-moi : je ne demande pas à l’enseignante d’apprendre à mon fils à jongler, à jouer du tuba ou à réciter des sonnets ; mais je voudrais qu’il fasse quelque chose qui le stimule, quelque chose qui l’intéresse. Un ancien ministre de l’éducation nationale a dit un jour que le but de l’institution était de permettre à chaque enfant d’aller au maximum de ses capacités. Je trouve cela juste.
Que faire pour Louis ? La carte scolaire est encore bien rigide chez nous, d’autant que la municipalité communiste a fait tout ce qui est en son pouvoir pour la verrouiller ; et puis les écoles voisines ne sont pas fondamentalement différentes. J’avais de fortes réticences vis-à-vis de l’enseignement privé ; elles sont en train de s’effacer, mais je me demande si Louis y recevrait davantage. Ma femme et moi nous commençons à réfléchir à un déménagement : nous aimerions aller nous installer dans un quartier dont les habitants nous ressemblent –classes moyennes, francophones, un à trois enfants, possession d’une bibliothèque appréciée. J’aimais bien l’idée de la société multiculturelle ; la société aculturelle me laisse nettement plus sceptique.

Dans sept ans, si tout va bien, Louis entrera au collège : il aura peut-être alors des professeurs comme moi. Je suis triste du peu de temps et d’efforts que j’accorde à mes bons élèves. J’ai le sentiment que, contrairement à une idée largement accréditée, les principales « victimes du système », ce sont eux. Depuis que j’ai ouvert ce blog, j’ai consacré les trois quarts de mes billets aux cancres et aux perturbateurs ; et ce n’est pas par sensationnalisme (« ouah, regardez comme c’est dur, dans mon bahut, regardez comme je suis courageux »), c’est parce que, en rentrant chez moi le soir, je rumine encore leurs mauvais coups et leurs idioties, en ayant au contraire déjà oublié les satisfactions que m’ont apportées les élèves brillants ou simplement studieux. Je suis désolé de voir que je donne ainsi de mon collège l’image d’une réserve de crétins finis, alors qu’il y a dans mes classes beaucoup de garçons et de filles intelligents, bosseurs, gentils, aimables, pleins d’humour ; ou plus simplement, d’adolescents qui accordent un sens à l’école et à leur présence entre ses murs. Mais c’est ainsi : j’ai souvent l’impression d’être au service quasi-exclusif des plus mauvais, qui absorbent l’essentiel de mes efforts et de ma réflexion. Comme ils ne peuvent pas suivre, j’abaisse le niveau de mes leçons. Comme ils sont incapables de se tenir tranquilles, je crie et je punis. Comme ils ne comprendraient pas un vrai cours, je fais de la pédagogie. Un CPE m’a dit un jour que le but de notre effort collectif était de faire de ces enfants violents et invertébrés des élèves. Pendant ce temps, ceux qui l’étaient déjà le jour où ils ont franchi la grille du collège pour la première fois se contentent de miettes. Il y a quelques jours, en cinquième, pendant un cours d’histoire, j’ai vu que l’un de mes meilleurs élèves dormait, la tête posée sur ses bras croisés. Je n’ai pas essayé de le réveiller. J’avais besoin de temps pour expliquer à quelques-uns de ses camarades ce qu’il sait depuis trois ans. Pour reprendre une forte expression employée ici même par l’un des commentateurs, l’emmerdeur est au centre du système.


Oui, je sais, ce n’est pas bien de les appeler les « cancres », les « mauvais », les « emmerdeurs ». La colère n’est pas bonne conseillère pour le choix des mots. Ces enfants sont pareils, après tout, aux camarades de classe de mon fils, à qui j’accorde encore le bénéfice de l’innocence ; ce sont les mêmes, un peu grandis. La pauvreté, l’exclusion, le ghetto, et caetera. Ils ne sont pas responsables des problèmes qu’ils nous posent –enfin à leur âge, on devrait dire plus exactement qu’ils n’en sont pas entièrement responsables. Mais le système actuel (enseignement démocratique, collège unique, éducation prioritaire, donnons plus à ceux qui n’ont rien, versez vos larmes au
01.55.55.10.10) ce système qui a en grande partie été voulu pour eux ne leur apporte pratiquement rien et lèse tous les autres bénéficiaires possibles de cet immense effort. Mon expérience n’est pas immense, je n’enseigne que depuis trois ans ; mais je peux dire que dans chaque classe de mon collège, il y a en moyenne cinq ou six élèves qui ont accumulé un retard irrattrapable et que ce décrochage amène, soit à sécher les cours, soit à entrer en conflit ouvert avec l’institution et tous ceux qui peuvent l’incarner. Leur situation est très paradoxale. Ils sont en marge de l’école –soit qu’ils aient voulu s’y placer, soit qu’on les y ait rejetés ; et en même temps, ils y ont un rôle dominant. Leurs camarades les respectent et les craignent. Leurs professeurs ralentissent le rythme des apprentissages parce qu’ils veulent leur laisser une chance de suivre (cet espoir est systématiquement déçu, mais les professeurs s’obstinent). Enfin les CPE, plutôt que de se consacrer à la partie la plus gratifiante et sans doute la plus utile de leur rôle –la vie scolaire- passent leur temps au téléphone, dans des conversations interminables et généralement peu fructueuses avec les parents.

Il faudrait avoir le cynisme, ou le bon sens, de reconnaître que l’école ne peut pas grand chose pour un certain nombre d’enfants ; et que l’allongement de la scolarité obligatoire ne peut dans ces conditions se solder que par un allongement de l’échec –du moins tant que notre système restera aussi rigide. L’école égalise un peu les chances, mais elle ne peut placer d’aptitudes là où il n’y en n’a pas, et ne peut compenser l’arriération que lèguent certaines familles à leurs enfants. L’idéal d’un enseignement quasi-démiurgique, qui ferait de tous ses destinataires de bons petits citoyens à la tête bien faite, m’a toujours paru ridicule et nocif : avec ses grands airs humanistes, il a quelque chose d’industriel, formatage à la chaîne d’esprits dotés des mêmes capacités et des mêmes besoins. Les objectifs, pourtant, ne peuvent à mon avis être les mêmes pour tous. Pour un enfant venu d’une famille d’analphabètes, sortir de l’école en sachant correctement lire et écrire, c’est déjà très bien ; ou plus exactement, ce serait très bien, si c’était le cas. S’il peut en apprendre davantage, parfait ! Mais il serait miraculeux qu’il en soit toujours ainsi.

Demander à tous les enfants qui sortent du collège de connaître les rudiments de deux langues vivantes, d’avoir de solides notions de géométrie dans l’espace, de savoir expliquer les causes de la première guerre mondiale et la relation entre information génétique et chromosomes… franchement, cette utopie démocratique me paraît ne pouvoir produire que de l’échec et du ressentiment. Car que penseront d’eux-mêmes ceux qui ne se seront pas montrés capables d’accomplir un pareil programme ? Qu’ils sont restés en deçà d’un niveau scolaire, intellectuel et culturel défini par l’Etat comme normal –et même, pratiquement, comme minimal, puisqu’ils sont alors proches du terme de leur scolarité obligatoire. Ces connaissances qui ne les intéressent pas et dont ils n’ont pas voulu, elles les écrasent tout de même de leur légitimité proclamée. Ils sont estampillés « insuffisants », comme si à la fin cette appréciation ne devait plus figurer sur leurs copies mais sur leur carte d’identité.

On me dira, mais que faire de ces enfants ? On ne peut pas les jeter à la rue ! Je ne sais pas. Je le reconnais, je n’ai pas la solution. Mais il me semble qu’entre la relégation dans les ténèbres extérieures de la déscolarisation précoce et l’inclusion forcée dans un système dont ils sont les bénéficiaires supposés mais dont la sollicitude ne leur apporte rien, il y a quelques marges.

Que peut l’école ? Développer les jeunes intelligences, offrir la culture à ceux qui veulent la faire leur. De quoi est-elle incapable ? De dispenser des connaissances à ceux qui n’en veulent pas ou ne peuvent les recevoir. Elle ne fait pas ce qu’elle pourrait, parce qu’elle s’obstine à essayer ce qui est impossible.


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