Extrait de Histoires à mourir de vivre (Vol. 2)
Elle se sent comme morte.
Elle est morte à l’intérieur.
Mais elle n’en parle jamais. Elle n’en parle plus jamais. Parce qu’elle vit dans une société où tout doit aller comme sur des roulettes. Il faut être jeune. Être belle. Être forte. Être intelligente. Être compétente. Être dynamique. Et surtout être en parfaite santé.
Mais elle n’est pas en parfaite santé. D’ailleurs, elle n’est plus toute jeune, elle n’est pas vraiment belle, elle manque de force, elle n’a que certaines formes d’intelligence, certaines compétences et son dynamisme a disparu il y a neuf ans déjà. Et elle n’est pas en parfaite santé. Elle a une bête inside elle. À l’intérieur. Invisible. Imperceptible. Sauf sur l’IRM. Sauf en pénétrant dans son bide. Quatre fois déjà, ils sont entrés. Elle connaît le processus par cœur. Le service hospitalier par cœur. Son chirurgien par cœur. Le postop par cœur. Et plus ils entrent, plus la bête se développe. Chiendent. Ronces. Mauvaise herbe qui envahit tout, prend possession d’elle, jour après jour, douleur après douleur.
Elle a appris à se taire. À force de s’en prendre plein le visage, plein le reproche, plein la critique, elle a fait du mutisme son meilleur ami. Son meilleur amant. Son seul amant. Oh elle en a entendu déjà « t’es rien qu’une chochotte, toujours à te plaindre, toujours mal par ci par là, est-ce que je me plains moi, t’as pas accouché, tu connais pas la vraie souffrance, va bosser au lieu de te lamenter, t’es déprimante avec tes problèmes, sois positive, t’es sûre que t’invente pas, ça doit être psy ce dont tu souffres ». Elle a oublié la plupart, ça vaut mieux. Alors elle se tait. Elle fait la morte.
Elle est morte, de toute façon, à l’intérieur. Elle survit. Elle vit avec la bête. Elle la hait, mais voudrait apprendre à l’aimer, dans l’espoir de moins souffrir de sa présence. Souffrir des perspectives d’avenir qu’elle lui ravit. Et puis souffrir au sens premier du terme, aussi : avoir mal. Mal à en crever, parfois. Ou à vouloir en crever. Comme un accouchement, sauf qu’il dure des jours et des jours et des jours, sauf qu’il n’y a pas de bébé récompense à la fin des souffrances. D’ailleurs, il n’y a jamais de fin des souffrances. Il y a juste la fin de la vie, à laquelle elle aspire, parfois. Parfois seulement. Mais parfois.
En toute honnêteté, elle y a pensé, à partir, mettre fin à tout cela. Mais en plus d’être tout ce qu’elle ne sera jamais (jamais en bonne santé, jamais forte, jamais dynamique, jamais maman non plus peut-être), elle est lâche. Elle n’ose pas. Elle ignore si, de l’autre côté, ce n’est pas pire encore. Non mais, des fois que l’enfer existerait, des fois que le suicide t’y mènerait tout droit, des fois que les souffrances terrestres t’y suivraient, des fois que…
Et puis il y a l’espoir. Petit, mais là. L’espoir d’une vie meilleure, comme diraient les clichés. Mais pour elle, l’espoir d’un nouvel antidouleur, l’espoir d’un job pour lequel elle serait à la hauteur, l’espoir d’une chirurgie qui boufferait définitivement les ronces, l’espoir d’un amour salvateur, aussi, même si ça, elle refuse d’y penser.
Et c’est lors d’une de ces minuscules secondes d’espoir qu’il a surgi, son amour salvateur. Merci le hasard. Merci l’espoir. Pourtant, ça fait un bail qu’elle a fait une croix dessus, l’amour. Un bail qu’elle ne l’a plus fait, l’amour. Un bail qu’elle n’en veut plus. Elle a déjà assez de mal avec son quotidien, elle ne va pas s’encombrer d’un homme à aimer, en plus.
C’est surtout qu’elle a peur. Parce que ses ronces, elles nuisent à l’amour, au sens charnel du terme. Dans tous les sens du terme, mais celui-là aussi. Mais ça, elle n’en parle jamais. À personne. Même pas à son docteur mamour, celui qui connaît sa plomberie interne par cœur. Elle ne parle déjà pas de sa fatigue, de ces douleurs qui la font s’évanouir certains jours. Elle ne va pas se mettre à parler de son intimité, allons allons. Elle n’en parle pas, elle ne le fait pas, c’est aussi simple que ça. Et elle a peur.
Mais le voilà. Il surgit l’air de rien. Une grande chose toute simple, qui respire la gentillesse. Des yeux lumineux décorés d’une guirlande de ridules. Il débarque de sa planète, plein d’humour. Il la fait rire, c’est déjà gagné. Elle est dans la galère, se dit-elle. Parce qu’elle rit. Elle aime rire. Et ça faisait longtemps. Elle sent le danger arriver, tel une météorite. La galère de chez galère. Mais c’est si bon. Si effrayant. Il faut y mettre un terme. Elle refuse le rendez-vous qu’il propose. Refuse le cinéma aussi. Ne répond pas aux textos pleins de drôlerie. Sauf qu’elle les attend, les textos, elle scrute, elle guette, elle est dans la galère.
Et comme il s’accroche, son humoriste. Pourtant, elle fait tout pour le renvoyer d’où il vient, et en express. Elle accepte de le revoir, mais se la joue chieuse. Emmerdeuse. Il s’accroche. Puis froide. Hautaine. Il s’accroche toujours. Alors elle lui dit tout, la maladie, les perspectives restreintes d’une vie de famille, la pénibilité du quotidien, et même les soucis sous la couette. Histoire de le dégoûter une fois pour toutes, et de repartir dans son quotidien mortel mais sans danger.
Elle fait tout pour le faire fuir. Mais il s’accroche. Pire qu’une moule sur son rocher. Il lui dit que peu importe. Que tant pis. Que c’est elle, avec les ronces. A moins qu’il n’ait dit « avec les roses » ? Elle ne sait plus exactement ce qu’il dit, en fait, mais il le dit, et c’est bon à entendre, et ça la fait à nouveau rire. Comble du comble, voilà qu’il l’embrasse. Non, sérieux, il l’embrasse !
Embrasse, ça rime avec rupture de carapace.
Embrasse, ça rime avec enlace.
Embrasse, ça rime avec… oh on s’en fout des rimes.
Il l’a ramenée à la vie, à force d’insistance, d’humour, de patience et d’amour.
Et c’est si bon, de se sentir en vie.
Enfin.
(La maladie dont souffre mon héroïne s’appelle l’endométriose – vous trouverez plus d’infos sur cette maladie féminine sur http://lillih.endometriose.free.fr/)
Extrait de Histoires à mourir de vivre (Vol. 2)
Elle se sent comme morte.
Elle est morte à l’intérieur.
Mais elle n’en parle jamais. Elle n’en parle plus jamais. Parce qu’elle vit dans une société où tout doit aller comme sur des roulettes. Il faut être jeune. Être belle. Être forte. Être intelligente. Être compétente. Être dynamique. Et surtout être en parfaite santé.
Mais elle n’est pas en parfaite santé. D’ailleurs, elle n’est plus toute jeune, elle n’est pas vraiment belle, elle manque de force, elle n’a que certaines formes d’intelligence, certaines compétences et son dynamisme a disparu il y a neuf ans déjà. Et elle n’est pas en parfaite santé. Elle a une bête inside elle. À l’intérieur. Invisible. Imperceptible. Sauf sur l’IRM. Sauf en pénétrant dans son bide. Quatre fois déjà, ils sont entrés. Elle connaît le processus par cœur. Le service hospitalier par cœur. Son chirurgien par cœur. Le postop par cœur. Et plus ils entrent, plus la bête se développe. Chiendent. Ronces. Mauvaise herbe qui envahit tout, prend possession d’elle, jour après jour, douleur après douleur.
Elle a appris à se taire. À force de s’en prendre plein le visage, plein le reproche, plein la critique, elle a fait du mutisme son meilleur ami. Son meilleur amant. Son seul amant. Oh elle en a entendu déjà « t’es rien qu’une chochotte, toujours à te plaindre, toujours mal par ci par là, est-ce que je me plains moi, t’as pas accouché, tu connais pas la vraie souffrance, va bosser au lieu de te lamenter, t’es déprimante avec tes problèmes, sois positive, t’es sûre que t’invente pas, ça doit être psy ce dont tu souffres ». Elle a oublié la plupart, ça vaut mieux. Alors elle se tait. Elle fait la morte.
Elle est morte, de toute façon, à l’intérieur. Elle survit. Elle vit avec la bête. Elle la hait, mais voudrait apprendre à l’aimer, dans l’espoir de moins souffrir de sa présence. Souffrir des perspectives d’avenir qu’elle lui ravit. Et puis souffrir au sens premier du terme, aussi : avoir mal. Mal à en crever, parfois. Ou à vouloir en crever. Comme un accouchement, sauf qu’il dure des jours et des jours et des jours, sauf qu’il n’y a pas de bébé récompense à la fin des souffrances. D’ailleurs, il n’y a jamais de fin des souffrances. Il y a juste la fin de la vie, à laquelle elle aspire, parfois. Parfois seulement. Mais parfois.
En toute honnêteté, elle y a pensé, à partir, mettre fin à tout cela. Mais en plus d’être tout ce qu’elle ne sera jamais (jamais en bonne santé, jamais forte, jamais dynamique, jamais maman non plus peut-être), elle est lâche. Elle n’ose pas. Elle ignore si, de l’autre côté, ce n’est pas pire encore. Non mais, des fois que l’enfer existerait, des fois que le suicide t’y mènerait tout droit, des fois que les souffrances terrestres t’y suivraient, des fois que…
Et puis il y a l’espoir. Petit, mais là. L’espoir d’une vie meilleure, comme diraient les clichés. Mais pour elle, l’espoir d’un nouvel antidouleur, l’espoir d’un job pour lequel elle serait à la hauteur, l’espoir d’une chirurgie qui boufferait définitivement les ronces, l’espoir d’un amour salvateur, aussi, même si ça, elle refuse d’y penser.
Et c’est lors d’une de ces minuscules secondes d’espoir qu’il a surgi, son amour salvateur. Merci le hasard. Merci l’espoir. Pourtant, ça fait un bail qu’elle a fait une croix dessus, l’amour. Un bail qu’elle ne l’a plus fait, l’amour. Un bail qu’elle n’en veut plus. Elle a déjà assez de mal avec son quotidien, elle ne va pas s’encombrer d’un homme à aimer, en plus.
C’est surtout qu’elle a peur. Parce que ses ronces, elles nuisent à l’amour, au sens charnel du terme. Dans tous les sens du terme, mais celui-là aussi. Mais ça, elle n’en parle jamais. À personne. Même pas à son docteur mamour, celui qui connaît sa plomberie interne par cœur. Elle ne parle déjà pas de sa fatigue, de ces douleurs qui la font s’évanouir certains jours. Elle ne va pas se mettre à parler de son intimité, allons allons. Elle n’en parle pas, elle ne le fait pas, c’est aussi simple que ça. Et elle a peur.
Mais le voilà. Il surgit l’air de rien. Une grande chose toute simple, qui respire la gentillesse. Des yeux lumineux décorés d’une guirlande de ridules. Il débarque de sa planète, plein d’humour. Il la fait rire, c’est déjà gagné. Elle est dans la galère, se dit-elle. Parce qu’elle rit. Elle aime rire. Et ça faisait longtemps. Elle sent le danger arriver, tel une météorite. La galère de chez galère. Mais c’est si bon. Si effrayant. Il faut y mettre un terme. Elle refuse le rendez-vous qu’il propose. Refuse le cinéma aussi. Ne répond pas aux textos pleins de drôlerie. Sauf qu’elle les attend, les textos, elle scrute, elle guette, elle est dans la galère.
Et comme il s’accroche, son humoriste. Pourtant, elle fait tout pour le renvoyer d’où il vient, et en express. Elle accepte de le revoir, mais se la joue chieuse. Emmerdeuse. Il s’accroche. Puis froide. Hautaine. Il s’accroche toujours. Alors elle lui dit tout, la maladie, les perspectives restreintes d’une vie de famille, la pénibilité du quotidien, et même les soucis sous la couette. Histoire de le dégoûter une fois pour toutes, et de repartir dans son quotidien mortel mais sans danger.
Elle fait tout pour le faire fuir. Mais il s’accroche. Pire qu’une moule sur son rocher. Il lui dit que peu importe. Que tant pis. Que c’est elle, avec les ronces. A moins qu’il n’ait dit « avec les roses » ? Elle ne sait plus exactement ce qu’il dit, en fait, mais il le dit, et c’est bon à entendre, et ça la fait à nouveau rire. Comble du comble, voilà qu’il l’embrasse. Non, sérieux, il l’embrasse !
Embrasse, ça rime avec rupture de carapace.
Embrasse, ça rime avec enlace.
Embrasse, ça rime avec… oh on s’en fout des rimes.
Il l’a ramenée à la vie, à force d’insistance, d’humour, de patience et d’amour.
Et c’est si bon, de se sentir en vie.
Enfin.
(La maladie dont souffre mon héroïne s’appelle l’endométriose – vous trouverez plus d’infos sur cette maladie féminine sur http://lillih.endometriose.free.fr/)