9h00. Direction Boulogne Billancourt. 09/12/203. J’ai rendez-vous et je suis déjà en retard. J’ai bien préparé l’interview que je dois présenter dans quelques minutes, celle que je devais préparer dans la semaine et que j’ai commencé et terminé dans le train le jour même.
Carole est prem’s, comme d’habitude. Carole c’est la journaliste avec qui je travaille le lundi depuis trois ans maintenant. 31 ans. Brune, classe, toujours aussi belle, mariée et un enfant. J’aime cette fille car elle me laisse du terrain, elle me guide souvent et j’apprécie de l’observer dans son métier. Son métier elle m’en parle souvent, les galères, les souffrances de la presse, les rêves à l’école de journalisme, la réalité du terrain. Sans rentrer dans les détails elle et moi nous travaillons pour un magasine connu sur le thème de la parentalité. Le lundi. Uniquement le lundi. Je ne suis disponible que le lundi. Les autres jours je me fais chier… ailleurs.
9h30. 30 minutes de retard. Le café est bon, le café est chaud. Présentation d’une association d’aide aux pères. Des histoires lourdes, difficiles, des conflits, des séparations. Nous devons rencontrer Thierry, un homme de 37 ans qui n’a pas vu son enfant, sa fille, depuis 9 ans. Une rencontre, une histoire d’amour, un enfant, puis une séparation et le départ de la maman et de l’enfant dans son pays d’origine. La petite Manon à 12 ans aujourd’hui. Il me présente rapidement les photos de sa fille, les quelques clichés d’une vie jusqu’aux trois ans, date de la séparation. Je commence l’entrevue, besoin de connaître son parcours, les réussites et les échecs de son combat pour récupérer sa fille.
Je l’écoute. Je m’enfonce dans son regard. Parole d’un père qui reflète celui que je suis. L’émotion me gagne, je garde le cap, son histoire est émouvante, les départs là-bas, les détectives privés, les complexités avec les ambassades, l’argent (le nerf de la guerre)… putain. Impossible de ne pas s’émouvoir et pourtant je devrais. Je pense à ma fille. Le visage de Lou (ma fille) me transperce, il est en surbrillance durant cette entrevue. J’ai tellement de chance de la sentir régulièrement, tellement de chance… Je garde le cap.
Il est calme, ses réponses sont de l’or, il va passer un long moment à m’expliquer le présent, son combat au sein de cette association pour aider les autres, pour aussi combler le vide. Il va évoquer sa solitude, celle d’un homme sans une seule palpitation, sans reconstruction, se surprendre lui-même à ne plus rien ressentir.
Nous touchons à la fin de l’interview. Je lui demande ce qu’il attend pour cette nouvelle année à venir (je cite) - « je m’attends rien, plus rien du tout, je continuerais à croire, mais c’est un océan d’abandon, je ne suis qu’un étranger dans les yeux de ma fille. Finalement j’attends la mort, tu sais celle où tu fermes les yeux et où tu es vraiment au repos… »
Silence.
J’ai perdu le cap. Il trouvera la parade en me tapotant le dos et esquissant un sourire vers Carole. La journaliste me rappellera le devoir de distance. Mais comment faire ? (je la cite) - « j’ai vibré aussi, bien évidement mais ne laisse jamais trahir ton regard, ne t’enfonce pas dans celui des autres garde ta neutralité… »
Belle expérience. Je sais qu’il lira ces lignes merci à lui de m’avoir laissé l’accord de transcrire notre rencontre. Je n’oublierais pas.