Sur les notions de vacances, de profit et de tourisme, évoquées au 21e étage de la Twin Tower Est des Dunes, à Benidorm...
Moi l'autre: - Alors ces vacances, bien profité ?
Moi l'un: - Tu me dis un mot obscène de plus, genre touriste, et je te balance du haut de cette tour de rêve...
Moi l'autre: - Tu nies l'évidence ? Tu te la joue bourgeois-bohème- qui-n'assume-pas ?
Moi l'un: - Absolument pas: je module. D'abord parce que le terme de vacance, synonyme de vide, ne nous ressemble pas, et pas plus à Lady L. qu'à nous deux. Ensuite du fait que cette idée qu'il faut profiter à tout prix me fait gerber. Ce souci d'en avoir "pour son argent" est à mes yeux le comble de l'abrutissement.
Moi l'autre: - Tu nies l'importance du rapport qualité-prix ?
Moi l'autre: - Tu fais passer la culture par la table ?
Moi l'autre: - Tu ne craches pourtant pas sur le confort...
Moi l'un: - Il me suffit d'une table. Tu as vu combien nous étions coincés à Grenade, dans cet hôtel de charme charmeur du quartier si pittoresque de l'Albayzin, sans table dans la chambre. Pire que la prison !
Moi l'un: - Je me fous de l'Alhambra, et de la Mezquita de Cordoue, et de tous les hauts-lieux culturels si la culture de base, incluant une table sur laquelle écrire tranquillement dans sa chambre, n'est pas respectée. Mais note qu'un défaut est toujours bon à prendre: c'est ainsi que, pendant que Lady L. subissait elle-même un coup de blues dans cet hôtel au lit surélevé comme le monument à Christophe Colomb dans la cathédrale de Séville, nous avons eu l'occasion d'écrire dans un café popu de la plaza d'à côté où passait, à la télé, un docu sur la chasse au crocodile. Pas grave: il y avait une table...
Moi l'autre: - Et Benidorm là-dedans ?
Moi l'un: - C'est comme Dieu et ce voyage que nous poursuivons quarante jours: faut prendre Benidorm sans se laisser piéger par le cliché et en distinguer les multiples aspects comme d'une grande ville actuelle et, plus généralement, comme de l'actuel monde mondialisé
Moi l'autre: - C'était intéressant, ce que Ramon nous a raconté hier soir..
Moi l'autre: - En fait c'est ça qui nous a le plus intéressés dans ce voyage, avec les paysages et la forme des robinets: ce sont les gens, à commencer par nos hôtes de La Noiselée en Bourgogne, du compère Beaupère à Noirmoutier, ceux de La Casona ou de la Vila Duparchy de Luso, les Trindade de Carvoeiro ou les Williams de l'hacienda andalouse, entre autres. Bonnes et braves gens partout...
Moi l'un: - Evidemment: à commencer par nous. Nicolas Bouvier le dit d'ailleurs dès le début de L'Usage du monde: que le voyage est autant ce qu'il fait de nous que ce que nous faisons de lui, et les gens ne sont pas les figurants affublés de costumes typiques d'un film pittoresque, mais les gens qu'il y a là: toi et moi, Lady L. qui a presque tout pris sur elle de la préparation de nos détours avec Booking et sa tablette, nos mères qui nous accompagnaient à tout moment à titre posthume, nos filles et nos proches et amis par SMS, nos hôtes à chaque étape, et Lady Munro sur la route...
Moi l'un: - Alice Munro, tu en es d'accord, est notre découverte de l'année. Cette bonne femme est un sismologue des sentiments et des situations personnelles, sociales, familiales ou historiques, comme il n'y en a pas deux.
Moi l'autre: - Je suis, pour une fois, complètement d'accord avec toi. Cette femme est à la fois une fée et un ours. On l'a comparée à Tchékhov et à Carver, mais c'est tout à fait autre chose.
Moi l'un: - C'est absolument autre chose. C'est l'écrivain qui rend le plus subtilement, avec plus de détachement et de tendresse englobante que Proust, notre rapport avec le temps ou plus exactement: les temps successifs, alternés ou imbriqués de nos vies.
Moi l'autre: - Alice Munro est en somme incomparable...
Moi l'un: - Bah, tu sais bien que la comparaison est toujours une paresse ou un piège. Ce qui n'empêche qu'à tout moment elle nous fait comparer les situations vécues à celle que nous vivons...
Moi l'autre: - Jamais je n'ai rien lu de si fin et de si juste sur les vies bousculées par les séparations et les recompositions dans les générations successives d'après la guerre...
Moi l'un: - Ses nouvelles sont le plus étonnant aperçu de la vie des femmes dans le monde actuel, sans trace de féminisme au premier degré ou d'idéologie quelconque, mais elle fait varier tous les points de vue et le récit de la tyrannie qu'un nourrisson exerce sur sa mère, racontée par l'enfant lui-même, est aussi génial que celui de la sainte femme confrontée à un meurtre, dans L'amour d'une honnête femme, qui me semble un pur chef-d'oeuvre du point de vue littéraire et je dirai sans affectation: poétique.
Moi l'autre: - Donc on a pas mal voyagé, aussi, en Ontario, du côté du Lac Huron et sur l'île de Vancouver. Et le voyage va continuer...
Moi l'un: - Pour le moment il faut encore parler des robinets et des chasse d'eau en France, au Portugal et en Espagne. Cela aussi ressortit à la culture.
Moi l'autre: - C'est vrai que l'état des lieux a passablement changé, par exemple à Séville, depuis 1975 où nous y avons zoné pour la première fois...
Moi l'un: - Rien pour autant des chiottes d'aires d'autoroutes française à l'européenne genre combi d'inox sinistre, uniformisées de Malmö à Biarritz. La chasse d'eau portugaise montre autant de dignité que l'espagnole...
Moi l'un: - Les Ibères ont des leçons à donner aux Européens, encore, dans le respect non seulement de la table mais aussi de la maison, des jardins et des douceurs. La maison de tradition basque, comme l'asturienne, et même pas mal de maisons en Algarve, valent moult maisons plus ou moins nordiques de carton-plâtre. Et la pâtisserie de sud surclasse celle du nord, Finlande comprise...
Moi l'autre: - Pour la nomenclature et les détails variés, Lady L. fournira son rapport documenté.
Moi l'un: - Enfin nous nous garderons d'oublier le statut du chien.
Moi l'autre: - De fait, notre voyage en a dépendu pour le choix de chaque auberge, acceptant ou non le corniaud ou la levrette titrée.
Moi l'un: - Snoopy a fait craquer tout le monde, mais ce n'état pas gagné.
Moi l'autre: - On sent évidemment la prévention des Espagnols, qui ont édicté des lois pour éloigner les chiens errants des établissements publics. Mais on voit plus de clebs dans les rues d'Algarve ou d'Andalousie qu'à Blois ou à Berne...
Moi l'un: - Don Ramon n'a pas manqué de nous recommander de ne pas traiter Snoopy comme un enfant, à sa manière un peu sentencieuse, mais ça va tellement de soi qu'on passe à un autre sujet. Ah mais, tu as vu, là-bas, à la fenêtre, ce rocher en pleine mer: on dirait La Désirade...