C'est en voyageant qu'on peut le mieux éprouver la qualité d'une relation intime et sa longévité possible, il me semble; en tout cas c'est ce que j'ai vérifié dès le début de notre vie commune, avec ma bonne amie, qui voyage exactement comme je le conçois, sans jamais se forcer.
Le plus souvent nous nous laissons un peu plus aller, en voyage, que dans la vie ordinaire: nous sommes un peu plus ensemble et libérés assez naturellement de toute obligation liée à la convention du voyage portant, par exemple, sur les monuments à voir ou les musées. Nous ne sommes naturellement pas contre, mais nous ne nous forçons à rien.
Il va de soi qu'il nous est arrivé, par exemple à Vienne lors d'un séjour de nos débuts passablement amoureux, ou traversant la Suisse après la naissance de Sophie laissée à nos parents, ou plus tard en Toscane ou en Allemagne romantique, à Barcelone ou à Louxor, en Provence ou à Paris, de visiter tel formidable monument ou telle collection de peinture d'exception (le Römerholz de Winterthour, un jour de forte pluie), mais ce ne fut jamais sous contrainte: juste parce que cela nous intéressait à ce moment-là.
Avant ma bonne amie, jamais je n'ai fait aucun voyage avec quiconque sans impatience ou énervement, jusqu'à l'engueulade, si j'excepte notre voyage en Catalogne avec celui que j'ai appelé l'Ami secret dans Le coeur vert, ou quelques jours à Vienne avec mon jeune compère François vivant la peinture comme je la vis. Or ce trait marque aussi, avec l'aptitude à voyager en harmonie, l'entente que nous vivons avec ma bonne amie, avec laquelle je vis la peinture en consonance; mais rien là qui relèverait de je ne sais quel partage culturel: simplement une façon commune de vivre la couleur et la "vérité" peinte, la beauté ou le sentiment que nous ressentons sans besoin de les commenter.
Ma bonne amie est l'être le moins snob que je connaisse. Lorsque je sens qu'elle aime un tableau ou un morceau de musique, je sais qu'elle le vit sans aucune espèce de référence ou de conformité esthétique, juste dans sa chair et sa perception sensible, son goût en un mot que le plus souvent je partage sans l'avoir cherché.
Et c'est pareil pour le voyage: nous aimons les mêmes cafés et les mêmes crépuscules (un soir à Volterra, je nous revois descendre de voiture pour ne pas manquer ça), les mêmes Rembrandt ou les mêmes soupers tendres (cet autre soir à Sarlat où elle donna libre cours à son goût marqué pour le foie gras) et ainsi de suite.
Durant ce voyage d'hiver décidé sans trop savoir pourquoi en moins de temps qu'il n'en faut pour boucler une valise - ma bonne amie désirait rompre une certaine routine, et moi je me trouve bien partout si j'ai une table où écrire et des livres à portée de main -, nous ne nous sommes pas pris de bec une fois, nous nous sommes rapprochés de mon Hermana Grande et de son hidalgo en leur Casona des Asturies, nous avons retrouvé l'océan à Noirmoutier après avoir traversé la douce France et avant de pousser une pointe jusqu'à la neige des hauts de Biarritz, nous avons apprécié ensemble les nouvelles saturées d'humanité d'Alice Munro et découvert quantité de paysages nouveaux à travers le Portugal et l'Andalousie, éprouvé la même allégresse de tous les instants à Porto et à Séville où nous savons que nous reviendrons, avons zappé Saint-Jacques de Compostelle et Cordoue par fatigue momentanée et pour faire la pige à ceux qui nous défiaient de le faire tant il est suressentiel à leurs yeux de "faire Cordoue" comme on "fait" la Sixtine fichue en l'air par les Japonais; nous étions contents à tout moment de recevoir des SMS de nos filles ou de nos amis divers, les collines d'Andalousie nous ont enchantés autant que les collines de Toscane, nous étions trop crevés à Grenade pour nous (re)taper la montée à l'Alhambra aux créneaux grouillant de touristes et où l'on n'entre plus sans réservations six mois à l'avance - Grenade désormais encombrée d'amateurs de la même camelote qu'à Assise ou Positano -, enfin nous voici pour trois jours à Benidorm qui nous a tout de suite amusés-consternés, épatés par son architecture verticale et intéressés par les avatars abracadabrants de son évolution (la tour géante qui reste inachevée faute d'autorisations...), pas moins à considérer que l'état du chômage en Espagne, la dernière flambée du nationalisme catalan, l'idiotie sémillante de la télé espagnole, la gueule que font les milliers de retraités qui se font visiblement tartir mais qu'on n'a pas envie de juger tandis qu'ils vont et viennent le long du Paseo Maritim - et voilà Lady L. qui reboucle nos valises avant les prochaines étapes de la Costa Brava et de Montpellier où nous nous réjouissons tant de retrouver nos amis chers, le nouveau manuscrit de Jeanda, les récits allègres de Johanna, leurs beaux enfants, la librairie Sauramps, les jardins et le feu de cheminée le soir, avant le feu de cheminée le soir de La Désirade où nous serons avant Noël - gracias a la vida...