Notes en chemin (97)
Ce fol élan. - La beauté de la ville debout, que figure par excellence la pointe de Manhattan, telle que l'a célébrée Paul Morand dans sa prose étincelante et magnétique de New York, se retrouve au même miroir marin de Benidorm dont certains gratte-ciel ont une réelle élégance dans l'effilement et les audaces architecturales - et c'est le cas, notamment, de l'Hôtel Bali, tenu quelque temps pour le plus haut établissement du genre en Europe. Or, monté, peu avant la fin du jour, sur sa terrasse du quarante-cinquième étage, je me suis rappelé les sentiments que, peu de mois après les attentats du 11 septembre, j'avais éprouvés à Toronto sur de semblables tours, concevant soudain physiquement le traumatisme des Américains qui découvrirent la fragilité de tels formidables bâtiments.
Le Système en panne.- Un autre aspect de cette fragilité sa manifeste, à Benidorm, dans le spectaculaire arrêt de deux immenses chantiers, figés par l'aventurisme manifeste de leurs promoteurs et de leurs constructeurs. En pleine zone résidentielle du bord de mer, à Finestrat, c'est par exemple cette monstrueuse structure de béton et de ferraille immobilisée depuis cinq ans faute d'autorisations de poursuivre la construction. Plus frappante encore: la fantastique tour à deux arches, dite Residencial in tempo, haute de 200 mètres, qui devait symboliser le renouveau de la construction espagnole et que moult scandales et tribulations ont freinée voire paralysée, résultat de la folie des grandeurs d'une époque et de la course au profit à court terme.
Hybris coupable. - Vu des hauteurs, le site urbain de Benidorm ne manque pas d'une certaine grandeur harmonieuse, qui fait mieux apparaître l'aberration de ces deux chantiers paralysés par l'incurie des hommes. Or il y a là, me semble-t-il, la marque même de la folie déséquilibrée d'un Système échappant à toute mesure et à tout contrôle, sous l'effet de ce que les Anciens appelaient l'hybris. À savoir: l'orgueil prétentieux, la vaniteuse démesure.
L'hybris a caractérisé les périodes de décadence et d'effondrements. C'est à cause de l'hybris que les empires se sont cassé la gueule, pour parler comme la cousine de César. Or on sait que les Anciens punissaient gravement l'hybris, le plus souvent de mort. Mais alors comment admettre que des financiers, des promoteurs, des ingénieurs marrons, des architectes frivoles imposent au candide peuple espagnol de telles pratiques ? Que fait le Gouvernement ?
Si nous étions citoyens de Benidorm, nous nous en inquiéterons: nous réclamerions même des têtes. Mais nous ne sommes que de platoniques passants helvètes et demain matin nous aurons quitté notre gratte-ciel modeste de 22 étages dont la finition n'appelle que des éloges. Soit dit en passant, un appartement de deux pièces, avec cuisine et corbeille à papier, vaste table à écrire et terrasse, en ce lieu surélevé, ne coûte que 55 euros la nuit, soit le tiers d'une méchante chambre au Niederdorf de Zurich (Suisse) tenue par des Chinois taciturnes. Qui plus est, le restau de la même tour est agrémenté le soir par un chanteur de charme distillant les succès des années 1955-1972, qui porte les résidents à danser librement le cha-cha-cha et le fox-trot. On ne voit pas qu'il y ait à redire à de telles moeurs, auxquelles les Anciens souscriraient...