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Détective

Publié le 13 décembre 2013 par Ctrltab

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Le muezzin chante sa prière avant le lever du soleil. Il prend le dormeur à la fin de son sommeil paradoxal, avant sa plongée dans le monde réel, poupon vulnérable au saut du lit. On ne sait plus où est la cause et où est l’effet. Le moment est-il choisi pour ravir l’esprit du croyant par surprise ? Ou l’âme du rêveur encore endormi appelle la prière. Les voginis saluent le soleil 107 fois avant son apparition. Les catholiques chantent les laudes à l’aube. Moi, je me réveille quelques minutes avant l’incantation, qu’elle soit yoginesque, chrétienne ou musulmane. J’attends le cri de l’homme qui surgit. La nuit m’a expulsé de son domaine d’un coup de pied. Je suis dans une chambre d’hôtel que je ne reconnais pas. Fidèle à mon habitude. Plus rien ne m’ancre si ce ne sont les mots que j’écris. Mes rapports. Heure : 5h41. Lieu : chambre 220 de l’hôtel Apollinaire du quartier du fleuve de B. Objet de la filature : recherche de père non identifié. Client : Mademoiselle L. Code de la mission : Baccarat442.

Je m’allume une clope. Le crépitement doré de sa consomption me confirme ma présence. Me rassure. S’il y a de la cendre au bout de ma cigarette, je ne m’efface pas tout à fait. Si je n’avais pas peur de la voracité des bestioles aux heures de l’entre-deux, j’allumerais ma lampe de chevet. Sa lumière orangée me révélerait les traces de sang mêlés de mes combats de nuit. Je lis les traces, je déduis. La moustiquaire est percée. Et moi, je résiste encore. Mon sang est rouge vermeil. Il luit, il prendra bientôt une couleur saumâtre sur les draps blancs. Je note. Penser à bien mettre la pancarte pour qu’on ne fasse pas la chambre demain. Je veux garder les serviettes maculées de la poussière ocre d’ici.

Il faudrait dormir quelques heures encore. Le petit déjeuner n’est pas servi avant huit heures. Alors je m’assiérai et j’attendrai. Longtemps. Dommage, un buffet aurait été plus pratique. Car j’aurais beau m’accaparer de la meilleure table en plein centre ou celle convoitée avec vue sur la piscine, nul ne me remarquera. Je tapoterai des doigts sur la nappe jaune décolorée. Je regarderai la valse des garçons autour des clients. Je capterai la conversation du couple derrière moi. Elle, fausse blonde avec sa peau laiteuse et constellée de fausse rousse, dans les 40 ans fatiguées, le poids contrôlé, les seins lourds, j’imagine aux larges mamelons comme je les aime et puis les lèvres libidineuses ; lui, les yeux cernés, le nez aquilin, un peu trop fort, la peau rougie, mal rasée, les cheveux gris sel, l’alliance au doigt mais elle n’est pas sa femme, je le devine. Il y a à la fois trop de peurs et d’attentions entre eux. Elle a une voix un peu cassée, bandante.

- D’après lui, j’en ai pour six mois.

- Il peut se tromper, non ? J’ai de l’argent. Il faut que tu ailles voir quelqu’un d’autre. Je paierai.

- Non, je ne veux pas. Ce n’est pas la peine. J’ai confiance.

Il n’a pas compris, il se débat, il est à côté de la plaque. Elle n’a pas confiance en la médecine mais en une mort, douce et lente. Voluptueuse. Elle est déjà montée dans la pirogue. Etendue à l’arrière sur la couche bleue brodée, enveloppée par la chaleur moelleuse d’une après-midi africaine, elle écoute. Une lionne lui dévore le ventre, la faucheuse lui arrache le cœur. Le moteur ronronne au rythme des flots, effacé derrière les perles de musique égrenées par le joueur du kora. Comme l’eau glacée devient chaude, électrique, la douleur se transforme en douceur profonde. Sur la rive, elle regarde les palaces barricadés, solitaires, puis une plage de pêcheurs, des enfants qui grouillent et les femmes de toutes les couleurs. Elle est enveloppée, caressée, elle revient d’où elle est venue. Le sang coule, s’échappe. Sur une note unique, profonde, du fond des entrailles. Il n’y a plus de temps, de compte à rebours, juste à se laisser aller. Il n’y a plus à prendre, à ingurgiter, à digérer, à ravir, à engloutir. Seulement disparaître à son tour.. S’en remettre au monde, c’est tout et à cette boule de feu qui la consume. Moi, je vois déjà tout cela. Lui, pas encore. Je suis habitué à remonter le fleuve. Dans un an ou deux, c’est moi qu’il reviendra voir. Pour retrouver sa trace. Elle a disparu. Elle n’est pas venue à leur dernier rendez-vous à l’hôtel. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’elle est morte. Et qu’elle a pris bien soin par avance d’effacer ses traces. Alors je lui reconstituerais ces derniers mois, tout ce qu’elle a voulu lui épargner, je lui rendrai la mémoire, je lui écrirai l’histoire. Elle l’a sorti du jeu social, il ne sera pas là à son enterrement et personne, non, n’aura pensé à le prévenir.

J’attends, je me décide à interpeller un serveur. Il se retourne vers moi, surpris : « Oh pardon, Monsieur, je ne vous avais pas vu. » Un peu las, je me passe de commentaire. Je ne serai pas d’humeur ce matin à en rire. Je ne lui dirai donc pas :

« Oui, je sais, c’est ma déformation professionnelle. Vous n’êtes pas le premier à qui ça arrive. Ne vous inquiétez pas. Je m’appelle Peter Fox. Je suis un détective privé appelé à disparaître. Mes traits se gomment au fur et à mesure. La transparence est ma seconde peau. Mon ombre s’efface peu à peu. Comme les danseuses se délestent de leurs poids, légères dans les bras de leur partenaire, je sais perdre de ma densité. On m’oublie. Petit déjà, j’étais celui qui reste sur le banc de touche, qu’on saute sur la liste d’appel, qu’on n’attend pas lorsque le bus démarre. Un mort, on s’en souvient, un revenant, on s’en méfie, un vivant, on s’en moque, une taupe, on l’ignore. »


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