On peut penser qu’il faut être un peu téméraire, ou ignorant, pour s’initier à l’art lyrique en commençant par Wagner. On aura plus ou moins raison. L’opéra traditionnel italien est peut-être plus « facile » pour des oreilles de néophytes (encore que… les vocalises peuvent taper sur les nerfs d’un auditeur) mais l’indigence de nombre de livrets est parfois un obstacle à l’adhésion à cet art longtemps considéré comme celui d’une certaine « élite » bourgeoise et conservatrice –ce qui n’est pas totalement faux non plus. Or, sur le plan strictement dramatique, les livrets des opéras de Wagner sont extrêmement efficaces, même s’ils sombrent parfois dans la grandiloquence et le fait qu’ils soient quasiment tous empruntés à des légendes contribue grandement à leur intérêt. C’est ce dont votre serviteur a pu se rendre compte vers l’âge de 15 ans, lorsque, écoutant pour la première fois le « chœur des fileuses » du Vaisseau, « L’Entrée des convives » et le « Chœur des pèlerins » de Tannhäuser, le « chœur des fiançailles » de Lohengrin, il est littéralement tombé « amoureux » de la musique de Wagner et n’a désormais eu de cesse de connaître toutes ses œuvres. (Excusez l’emploi de la troisième personne, la tournure grammaticale de la phrase l’exige…) Et puis, de Wagner, je suis passé à d’autres compositeurs et cela fait un certain nombre d’années (euphémisme) que cela dure.
Mon intérêt pour la Tétralogie a été immédiat : cette histoire de héros légendaire et de dieux aux prises avec une malédiction avait de quoi séduire l’imagination d’un ado (qu’on se rappelle l’engouement de toute une jeunesse il n’y a pas si longtemps pour Le Seigneur des anneaux, ouvrage lui aussi inspiré de la mythologie germano-scandinave) que la réalité n’enthousiasmait pas vraiment. Cette plongée dans l’œuvre a commencé par des extraits : prudence oblige… et surtout problèmes financiers, les intégrales étant alors hors de portée de ma bourse.
Evidemment, vous pensez bien que je ne me suis pas d’abord procuré des extraits de L’Or du Rhin ; c’eût été trop facile. La Walkyrie a été mon premier contact avec la Tétralogie : j’ai encore cet enregistrement vinyle tiré de l’intégrale de Karajan, avec Régine Crespin dans le rôle de Brünnhilde, Gundula Janowitz en Sieglinde, Jon Vickers en Siegmund et Thomas Stewart en Wotan. Belle distribution, un peu inattendue : Janowitz en Sieglinde, par exemple, dont la sublime voix mozartienne et straussienne est quelque peu malmenée par les accents dramatiques du personnage qu’elle incarne. Par contre, dans le lyrisme du premier acte, elle est somptueuse. Thomas Stewart ne possède pas la force vocale exigée par le rôle mais compense cette absence par des accents d’une humanité bouleversante : ses adieux à Brünnhilde sont les plus émouvants que j’aie jamais entendus. J’ai écouté et réécouté ce disque jusqu’à le savoir par cœur et bien sûr, ma principale préoccupation n’a désormais plus été que de connaître les trois autres journées. Siegfried a suivi, puis le Crépuscule, et enfin L’or du Rhin, toujours en extraits : les intégrales ne sont venues que bien après. Dans le même temps, j’ai découvert par le plus grand des hasards la traduction de Jean d’Ariège parue aux éditions bilingues Aubier-Flammarion ; à l’éblouissement musical et vocal s’est ajouté la passion pour le « drame » lui-même, l’histoire que me contaient ces quatre œuvres. Cette histoire, je la connaissais en gros ; mais pouvoir en suivre ligne à ligne tous les tours et les détours permettaient aux personnages de prendre une dimension humaine beaucoup plus importante, de devenir presque plus réels que les gens qui m’entouraient. Cette fascination a duré très longtemps, même après m’être intéressé à d’autres œuvres, d’autres compositeurs, avoir découvert l’incroyable richesse du répertoire lyrique –que je n’ai d’ailleurs pas fini d’explorer, dieu merci.
Ce préambule étant arrivé à sa fin, passons à ce qui fait l’objet de ce billet, à savoir la présentation de L’Or du Rhin. En 1852, Wagner achève la rédaction des poèmes de L’Anneau ; en 1854, la composition de L’Or du Rhin est terminée. Cette œuvre est le prologue des trois journées qui suivront. Et c’est la plus courte puisqu’elle ne comporte qu’un acte, divisé en quatre scènes –mais la représentation dure quand même plus de deux heures…
Lorsque commence L’Or du Rhin, Wotan a déjà perdu son œil pour pouvoir boire à la source de sagesse, a gravé sur sa lance les lois de l’univers, a épousé la déesse Fricka mais il n’a pas encore atteint le summum de sa puissance. Pour asseoir sa domination, il lui faudra séduire Erda, la déesse-mère qui enfantera les Walkyries, et surtout, il doit se faire construire un château, le Walhalla, où résideront les héros morts au combat, château qui sera le symbole de sa domination absolue. Pour cela, il a contracté un pacte avec les Géants et les termes de ce pacte ont été eux aussi gravés sur sa lance. Il a été conseillé par Loge, le dieu du feu, incarnation de la ruse et de la fourberie. Quant à Fricka, elle est la gardienne des lois, elle veille à ce que ces dernières soient scrupuleusement respectées. Avant même que le drame commence, Wotan est prisonnier de ce formalisme incarné par son épouse ; L’Or du Rhin va nous montrer comment il va se rendre prisonnier de ses propres actes.
Le pacte avec les géants stipule qu’en échange de la construction du Walhalla, Wotan leur livrera Freia, la déesse de la jeunesse, du printemps et de l’amour. Lorsque le rideau se lève sur L’Or du Rhin, le moment de payer est venu : le Walhalla est achevé et les géants vont venir réclamer leur dû, que Wotan n’a nullement l’intention de leur donner. Pour échapper aux termes du pacte, il va essayer de trouver un autre moyen de régler sa dette.
Mais les dieux n’apparaissent pas tout de suite : la première scène de l’opéra a lieu au fond du Rhin, après le pacte passé par Wotan et avant l’achèvement du Walhalla. Nous sommes donc dans une temporalité intermédiaire entre ces deux moments cruciaux, où rien ne s’est encore passé.
Au fond du fleuve sommeille l’Or, métal magique qui donnera à son possesseur un pouvoir illimité mais à la condition qu’il renonce définitivement à l’Amour. Il est gardé par les Filles du Rhin, nixes qui pensent plus à s’amuser qu’à jouer leur rôle de gardiennes. Le nain Alberich, qui appartient à la tribu des Nibelungen, va parvenir à le voler après avoir maudit l’amour. Informé de ce vol par Loge, Wotan conçoit un plan : il dérobera l’or au nain et l’offrira aux géants en échange de la liberté de Freia. C’est son premier manquement aux lois qu’il a lui-même édictées. Accompagné de Loge, il descend dans le royaume des Nibelungen, et par une ruse déloyale, parvient à s’emparer du trésor d’Alberich, lequel a fait forger avec l’or un anneau magique conférant à son possesseur la puissance absolue et un heaume qui donne à celui qui le porte l’apparence qu’il désire. Mais Alberich, dépouillé, va maudire l’anneau qui n’apportera que ruine et mort à ceux qui le tiendront en main, malédiction qui va peser sur tout le drame, jusqu’à son dénouement. Freia libérée, la malédiction va agir tout de suite : pour la possession de l’anneau, le géant Fafner tue son frère Fasolt. Wotan parait victorieux et son entrée solennelle au Walhalla semble le confirmer. Mais ce n’est qu’un leurre, car sa puissance s’est bâtie sur le parjure.
Les quatre scènes s’enchaînent sans interruption par des transitions musicales dont les leitmotivs indiquent déjà quelle sera la teneur du tableau qui va s’ouvrir. Si le premier nous emmène au fond du Rhin, le second se situe au pied du Walhalla, le troisième dans le sombre royaume des Nibelungen et le dernier nous ramène dans le décor du second tableau.
L’œuvre s’achève par un vibrant appel de Wotan, invitant les dieux à le suivre dans son palais ; mais Loge, plus subtil, plus fin, pressent que les dieux s’acheminent vers leur perte à cause de la malédiction de l’anneau. Aussi songe-t-il à se séparer d’eux, afin de ne pas lier son destin au leur. D’ailleurs, il n’apparaîtra plus dans les trois journées qui suivront, sinon sous sa forme de flammes, invoqué par Wotan à la fin de La Walkyrie pour entourer le rocher de Brünnhilde et protéger la vierge endormie. A la fin du Crépuscule, Brünnhilde ordonnera aux corbeaux de Wotan de regagner le Walhalla en passant par son rocher afin de guider Loge vers la demeure des dieux qui va s’écrouler dans les flammes rédemptrices : ainsi, il n’échappera malgré tout pas à la malédiction, tout en étant l’agent de cette destruction.
« Alors que la victoire de Wotan semble complète, nous sentons que le sol va se dérober sous ses pas. La tragédie commence. » (1)
L’Or du Rhin n’était pas destiné à être représenté seul, sans l’accompagnement des trois autres journées. Mais Louis II de Bavière est tellement impatient de voir cette œuvre sur scène que la création du prologue de L’Anneau a lieu, contre le gré de Wagner, en 1869, à Münich. Bayreuth l’accueillera en 1876, lors des premières exécutions intégrales de la Tétralogie.
(1) Marcel Doisy, préface à la traduction de Jean d’Ariège de L’Or du Rhin, collection bilingue Aubier-Flammarion.
ARGUMENT : A l’époque légendaire.
Scène 1 : Au fond du Rhin – Un extraordinaire prélude orchestral, très descriptif, ouvre l’opéra : c’est d’abord un mi bémol, tenu très longuement, autour duquel s’ordonne peu à peu ce qui va devenir le motif du Rhin. Les trois Filles du Rhin, Woglinde, Wellgunde et Flosshilde gardent en s’amusant l’or qui sommeille au fond du fleuve. Surgit des profondeurs de la terre Alberich, nain appartenant à la tribu des Nibelungen, qui cherche à s’emparer d’une des ondines ; mais celles-ci ne font que se moquer de lui et lui échappent facilement. Le regard du nain est attiré par une lumière qui pénètre soudain l’eau et illumine le fleuve : il s’agit de l’or que les ondines saluent avec des cris de joie. Elles apprennent à Alberich que quiconque pourra forger un anneau avec l’or du Rhin détiendra la toute-puissance ; mais pour avoir l’or, il faut maudire l’amour, ce que fait Alberich qui s’empare alors de l’or et disparait, poursuivi par les Filles du Rhin.
Interlude musical
Scène 2 – Au sommet d’une montagne, au pied du Walhalla. Au fond de la vallée coule le Rhin - Fricka et Wotan reposent côte à côte. Elle s’éveille et découvre, surprise, le château entièrement bâti. Elle réveille Wotan qui chante la gloire du Walhalla. Fricka lui rappelle le pacte qui le lie aux géants : il doit leur remettre, pour paiement de leur labeur (ce sont eux qui ont bâti le Walhalla), Freia, la déesse de la jeunesse et de l’amour. Wotan la rassure : il n’a jamais eu l’intention de céder Freia aux géants et compte sur Loge, le dieu du feu, pour le tirer d’embarras. Arrive Freia, désespérée, poursuivie par les géants Fafner et Fasolt qui font leur entrée : ils sont venus chercher leur dû. Les frères de Freia, Donner et Froh, interviennent pour la secourir. Si Wotan souhaite la garder au Walhalla, il n’ose cependant pas offenser les géants en leur refusant ce qui leur revient de droit. Arrive enfin Loge, le rusé conseiller ; il est au courant du rapt de l’or du Rhin par Alberich et en informe Wotan. Il évoque également la fabuleuse valeur de l’anneau modelé dans cet or. Les géants demandent l‘or du Rhin en échange de Freia et donnent à Wotan jusqu’au soir pour prendre une décision. Ils partent en emmenant Freia. Les dieux commencent à perdre leur jeunesse, ils souffrent de l’absence de Freia. Wotan finit par déclarer qu’il va se rendre dans le royaume des Nibelungen accompagné de Loge et qu’il arrachera son trésor à Alberich pour payer la rançon de Freia. Mais Wotan en son for intérieur, a déjà résolu de garder l’anneau pour lui.
Interlude musical
Scène 3 – Le monde souterrain des Nibelungen – Alberich entre, traînant derrière lui son frère Mime qui hurle. Il laisse échapper un objet qui n’est autre que le heaume magique, le « Tarnhelm » forgé avec l’or du Rhin : celui qui le porte peut devenir invisible ou prendre l’apparence de son choix. Alberich s’en saisit et se transforme en colonne de vapeur que Mime ne peut distinguer. Satisfait, Alberich roue son frère de coups et annonce aux Nibelungen qu’ils seront désormais ses esclaves car il porte au doigt l’anneau magique qui donne tous les pouvoirs. Arrivent Wotan et Loge. Mime leur apprend qu’Alberich est devenu tout puissant grâce à l’anneau. Retour d’Alberich qui pousse devant lui une horde de Nibelungen épouvantés, chargés d’or et d’argent qu’il les force à entasser. Puis, ayant découvert les deux visiteurs, il ordonne aux nains de redescendre dans la caverne. Commence alors l’entrevue entre les deux dieux et Alberich au terme de laquelle ce dernier, dupé, sera fait prisonnier par Loge qui, par ruse et flatterie, l’aura persuadé de se changer en crapaud, proie facile à attraper.
Interlude musical
Scène 4 – Même décor qu’à la scène 2 – De retour sur la surface de la terre avec leur prisonnier, Loge et Wotan exigent que le trésor leur soit livré. Pieds et poings liés, Alberich ne peut qu’obéir ; il porte l’anneau à ses lèvres et émet un vœu secret. Les Nibelungen surgissent de l’abîme et entassent le trésor. Alberich réclame sa liberté, mais Loge pose le Tarnhelm sur le tas tandis que Wotan arrache du doigt du nain l’anneau magique puis le libère. Ivre de rage et de haine, Alberich lance alors sa malédiction sur l’anneau puis disparait. Les géants reviennent avec Freia. Fasolt réclame sa rançon. On entasse le trésor devant Freia de telle sorte qu’elle doit entièrement disparaître de la vue des géants. Mais son œil luit encore à travers les interstices. On rajoute le Tarnhelm ; c’est encore insuffisant ; les géants réclament l’anneau, ce que Wotan refuse avec colère. La terre s’ouvre et Erda, la déesse-mère, apparaît. Elle met en garde Wotan contre la malédiction de l’anneau et le conjure de céder. Wotan accepte et jette l’anneau sur le tas. Freia est libérée et les géants commencent à se partager le trésor. Mais une dispute éclate entre les deux frères et Fafner tue Fasolt pour s’emparer de l’anneau, devant les dieux horrifiés. Wotan est agité de sombres pressentiments : la malédiction est bien réelle, elle a commencé à agir et lui, le dieu, a tenu l’anneau entre ses mains. Or, le mauvais sort atteint tous ceux qui l’ont touché. Donner disperse les derniers nuages tandis que Froh fait surgir un arc-en-ciel qui, comme un pont, enjambe l’abîme et permet d’accéder au Walhalla. Wotan salue le château et prenant Fricka par la main, la conduit sur l’arc-en-ciel ; les autres dieux les suivent, à l’exception de Loge, qui, conscient de la menace qui pèse sur ses compagnons, ne tient nullement à les accompagner. Et tandis que les plaintes des filles du Rhin montent de la vallée, les Dieux entrent dans le Walhalla.
VIDEOS :
1 – Prélude orchestral scène 1
2 – Extrait de la scène 1
3 - Scène 4 : L'entrée des dieux au Walhalla